Le blogue de Robert Rapilly

Raymond c'est l'heure

Sources : Perec d'après Proust (Longtemps je me suis couché, mouché, bouché... de bonne heure) et Verlaine (L’heure exquise). Les 12 strophes qui suivent sont un tour d’horloge en résonance avec l’heure, citée à la fois chez Perec-Proust et chez Verlaine. Il y a 12 mots rimes distincts en "-eur(r)e" et 12 verbes à l’impératif en "-vons" (sauf le Raymond final, celui par qui tout est arrivé).

1 —

Afin qu’une oie
donne magret,
confit et foie,
c’est sans arrêt
que l’on l’écœure.
	Gavons, c’est l’heure.

2 —

Tantôt l’on dîne.
Pantagruel
sur sa tartine
enduit du miel
avec du beurre.
	Bavons, c’est l’heure.

3 —

Le vin nous saoule
sous le tonneau,
la grappe coule
rouge son eau...
la vigne pleure !
	Buvons, c’est l’heure.

4 —

Quand on la goûte,
chu sur le dos,
l’ultime goutte
de calvados
est la meilleure.
	Cuvons, c’est l’heure.

5 —

La chose est grave
dans la litho
que le grès boive :
ipso facto
l’encre demeure.
	Gravons, c’est l’heure.

6 —

Noix siccative
par un tuyau,
fraîche lessive
qu’on nettoie au
parfum qui fleure.
	Lavons, c’est l’heure.

7 —

Ô peaux mousseuses
qu’on décape au
pot des valseuses,
ô bains de peau
postérieure !
	Savons, c’est l’heure.

8 —

Jet de grenades.
Soixante-huit
aux barricades,
Gay-Lussac fuit
ce qui l’apeure.
	Pavons, c’est l’heure.

9 —

D’abord service
haut dans les airs.
La balle glisse,
coup droit, revers,
envol et leurre...
	Servons, c’est l’heure.

10 —

On nous enterre ?
Poussons le son !
Le commentaire
de Mendelssohn :
— Gamme mineure.
	Crevons, c’est l’heure.

11 —

Pour filature,
il prit le bus
et la voiture,
puis pédibus
du Havre en Eure.
	Suivons, c’est l’heure.

12 —

Mots de Zazie :
— Ça m’est égal,
mon cul la vie !
L’instant fatal,
faut bien qu’on meure.
	Raymond, c’est l’heure.

.
.
.

Post-scriptum —

Saison des semailles le soir,
Quels pectoraux, il faut les voir !
Mais le brandebourg se dégrafe :
Taffe taffe taffe... épitaphe.

Inspiré de Victor Hugo, ce quatrain peut se traduire dans un esprit voisin de la contrainte de Delmas :

Le geste auguste du semeur,
Le leste buste du frimeur.
La veste juste du chômeur,
La peste fruste du fumeur.

Eddie bûcheron de Thébaïde

.

       Ceci est un conte de Noël modérément optimiste,
       dont la morale sera holorime & calembourgeoise.
       François Caradec, l’oulipien, soutenait que les
       pires calembours sont les meilleurs. En 2021 ça
       nous permet d’encore former nos meilleurs vœux.
EDDIE BÛCHERON DE THÉBAÏDE — conte où apparaît le nombre 2021

Il était une fois dans la cité de Thèbes un vétéran bûcheron, le plus fort et le plus vieux qu’on eût su imaginer. Plus fort que Samson, plus vieux que Mathusalem, néanmoins malheureux homme hélas ! Le grand âge avait chamboulé sa tête, chaque idée lui venait en dépit du bon sens. C’est ainsi que partout on l’appelait Eddie — façon de dire "idée" à l’envers.

En cette époque lointaine, il faut imaginer la Thébaïde couverte d’une jungle si étendue, que le philosophe Diogène la disait à la mesure de la sottise humaine. L’on rapporte que là-bas des foules fanatiques vénéraient le Veau d’Or, icône diabolique à l’image du buffle des marais. Comment renverser pareille engeance ?

Le Conseil des Sages se réunit. À l’issue d’un savant débat, on convoque Eddie, on lui donne mission de dresser un bûcher assez grand pour immoler la monumentale idole païenne. Sans se douter de leur propre folie, les Sages concluent :
— Qu’importe si tes idées vont pieds par-dessus tête, ta force démesurée convient à notre affaire.

Force démesurée, les supposés Sages ne croyaient pas si bien dire. Le bûcheron se met à la tâche, et il ne se trouve bientôt plus un arbre à perte de vue. Pas une bille, pas une branche, pas une ramille qui ne fût rapportée au bûcher promis. Adieu canopée et futaie ! Adieu fraîcheur des mares et clairières ! Adieu buffle sylvestre à robe dorée, ruminant les baies et les feuilles ! D’une verdure luxuriante et de la faune s’y abritant, Eddie n’a laissé qu’un désert à perte de vue, refuge des seuls serpent, scorpion et vague anachorète qui prêche des fables amères.

Tragédie du Veau d’Or. Eddie l’assassin de la forêt aura tantôt tout détruit par la hache. Et par le feu, comme s’il incarnait la main vengeresse du titan Prométhée. La sueur au front, cognée à la main, n’annonce-t-il un barbecue mémorable au soir du grand bûcher ?

— Écoute-moi, buffle doré réfugié sous l’amoncellement de bois séché, tu te consumeras au soleil de Thébaïde, et durant que tu rôtiras, je t’entendrai meugler les péripéties de la jungle disparue. Ta chair imbibée d’histoires n’en sera que plus succulente, mon appétit mieux rassasié, ma sieste plus paisible.

Paisible ? Insatisfait d’avoir rasé la forêt de Thébaïde, il pousse son chantier au septentrion, glissant de Sahara déboisé en Espagne aride, passant les Pyrénées jusques en Vendée. Le voici parvenu au domaine d’un noble vicomte, brasseur de surcroît : le Vendéen.

Eddie ne prend pas longtemps à arriver au château. Il heurte, toc, toc.
— Qui est là ?
— C’est Eddie, le bûcheron, et j’ai grand soif d’avoir abattu… j’ignore combien d’arbres. On m’a dit en chemin que vous brassiez une bière, la meilleure du royaume.
— L’on vous a fort bien renseigné, messire Eddie. Entrez et videz à volonté de mes vastes gobelets de cristal.

Eddie entre et vide son premier gobelet d’une demi-pinte. Le goût l’enchante, alchimie de malt, d’orge et de houblon brassés en la plus pure des eaux minérales. Il boit une autre bière, non sans apprécier les reflets ambrés dans le tube de cristal. Au quatorzième gobelet, il lui semble tenir non plus des chopes, mais de ces frais fagots qu’il débitait jadis sous l’auvent de sa cabane de bûcheron.

Cependant qu'il boit, Eddie le colosse compte les "bûches" de bière du Vendéen.
— 451, Hun quoi ?
— 1244, quand même faut bûcher pour y arriver.
— 1346, peste déjà ?!

Il compte encore.
— 1871, comme un p’tit goût de cerise… pas commune celle-ci.
— 1939, ça fait drôle.
— 1945, celle-là c’est de la bombe !

Il compte toujours, jusqu’à en avoir englouti…
— 2021, peut-être me faudrait-il ralentir. Arrêter ?

Soif étanchée, l’ivresse d’Eddie lui souffle une leçon enfin avisée : va te reposer.
— Je me chaufferai au soleil à la façon de Diogène.
Durant qu’il philosophe sans agitation ni vanité, une première plantule verdoie sur le compost du bûcher abandonné. Nous sommes en Thébaïde, pays où le buffle doré broute tranquille.

RÉSUMÉ EN VERS HOLORIMES —
     Hé ! ce Veau-Tragédie
     est-ce votre âge Eddie,
     killer prométhéen
     qui leur promettait un
     mets à péripétie ?
     Mais sa paix ripe et scie
     deux mille vingt-et-un
     demis "Le Vendéen".

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