Le blogue de Robert Rapilly

La fondue au chester dans la boutique obscure

Au détour d’un courrier mardi 27 septembre 2017, JJ (Jacques Jouet) demande quoi de neuf. Ma réponse :

mince on a coupé l’eau à la maison
j’inspecte une vanne qui remonte de la cave
pas normal de la fumée diffuse puis dense
une voix anonyme minimise le phénomène
ben si ! faut descendre vérifier ce qui cloche
dans l’escalier un espoir insensé
la voix de Stéphane
il est là le plombier situ il répare
même pas mort et mon cœur chavire de joie
la coupure d’eau la fumée si vous saviez comme je m’en fous
...
le néon était bien allumé mais il n’y a personne à la cave
je pleure en dormant je me réveille en pleurant

JJ objecte : « mon petit Robert, faut pas abuser de la fondue au chester ». L’angle d’attaque est juste : ne pas consommer du chagrin comme drogue, sans fin. Deux ressources immédiates, en premier l’humour. Stéphane avait suggéré cette épitaphe si jamais ça tournait mal après son opération :

—          Il avait du cœur, mais il manquait d’estomac.          —
                 

Dernière fois où je l’ai vu, cet as de la plomberie dormait profondément au milieu d’un réseau de tubes et cathéters. Alors :

Imagine-toi qu’on sourie
à t’entendre moquer le pire :
adieu tuyaux de plomberie,
en voici par où je respire.

Seconde potion anti-fondue-au-chester, un sonnet sérieux, qui ne pleure qu’en secret sur des choses à lui : la moto Matchless, la figure tutélaire de Hugo, une ultime lecture de Dylan Thomas à son oreille...

Un halo cathéter incurve la piqûre ;
c’est la faucille d’or de Booz endormi,
le jet paradoxal vivant mort à demi,
la fondue au chester dans la boutique obscure.
  
Allons tu vois je reste atermoyer l’augure ;
les Vingt ans de jeunesse et Le beau samedi,
m’entends-tu les bisser ? Modus operandi,
s’agripper au bouquin, faire bonne figure.

But a Matchless Engine, un moteur sans pareil
suppléant de ton cœur, propulse le sommeil
d’où tu ne réponds rien — bécane trop puissante.

Rassembler une page avec quels mots tu m’as
entraîné, jeune chien, de rue adolescente
en Laugharne rêvée après Dylan Thomas.

Pour Stéphane

Photo de 1967, l’année où les Beatles chantaient "When I’m sixty four". Stéphane Baron est mort samedi 16 septembre 2017, il avait 64 ans. Ci-dessous notes à quoi je me suis accroché, jeudi 21, en parlant à l’assemblée autour du cercueil. Syntaxe elliptique, il me fallait sous les yeux une ligne intelligible qui ne cède pas au sanglot ; ç’a tenu à peu près — sauf la toute fin, formulée confusément. Quelques récents billets oulipiens sur ce blogue alternent des passages "oxygénés" et "asphyxiés" : inspirés en direct de l’ami à bout de souffle.

                         

Stéphane là au cœur
catégorie sans précédent de synthèse poétique
dégaine rugueuse à la Verlaine
mais le prénom de Mallarmé
ours céleste
ange incarné
les deux pour qui le monde doit aboutir à un beau livre

Boulevard Carnot Lille septembre 71
escalier de l’école d’architecture
d’emblée je distingue Baron
non pas qu’il se poste devant
au contraire un jeune homme en retrait
à la marge du groupe d’étudiants
coutumier de la contre-allée
morale belle

À creuser l’énigme
je vais découvrir une âme hantée de poésie
ainsi quelques mois plus tard
chez Mouné à Lambersart
les 33 tours de Léo Ferré
Rimbaud
    À sept ans il faisait des romans sur la vie
    du grand désert
Verlaine
    L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable

Pensez donc
juste débarqué de la campagne
je me découvre un jumeau
sauf que lui l’air de la ville l’a émancipé
vite lui ressembler !

Il me présente Lautréamont
selon qui — maxime fondatrice —
    La poésie doit avoir pour but la vérité pratique

Les mots auront vertu à prendre chair
s’ensuit une pleine histoire
…
époustouflante humanité
générosité complète autant que secrète
modestie pathologique
— défaut qu’il ne corrigera jamais

Revenir au verbe
we happy few
qui avons partagé de ses nuits à converser
Stéphane parle
alors
le don se produit qu’il amoncelle
des bribes de beauté radieuse avec des mots
ceux de vérité simple
infiniment sur la terre

On l’a vu heureux
Pirouésie lumineux derniers étés
Stéphane amoureux de Stéphanie amoureuse de Stéphane
2016 d’un coup d’œil il embrasse l’océan
    — Allez Travailleurs de la mer
      tous à bord on largue les amarres…
de Pirou il nous embarque à Guernesey
Hauteville House chez l’autre qui disait
    Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent…
bon sang mon vieux Stéphane
in situ (sic) la trempe d’un personnage hugolien

Pirou encore
souffle bientôt épuisé il y reviendra
parce que hein finalement c’est quoi la poésie ?
voici qu’il s’émerveille de la réponse d’un écolier du bocage
un cancre façon Prévert
footballeur à la récréation qui médite fort entre deux
tiens ! un Stéphane potentiel qui débat
qui remue de sa place
enfin qui propose :
    — La poésie ça serait l’art où on met plus de sens dans les mots.
    — Il a tout compris le gamin.

Et nous ici ce matin heureuses gens
nous avons connu
tel qu’en lui-même
l’ours l’ange
parti / partout

    Stéphane ? Il est caché parmi l’herbe, Stéphane.

PS — C'est lui à Bethléem le ténor tout au fond à droite dont la tête balance latéralement quand il chante.

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