« Gématrie », substantif féminin de même étymologie que « géométrie », signifie « arpentage ». La gématrie ne s’occupe pas de mesurer la superficie d’un terrain, mais de sonder la profondeur d’un texte. Protocole tout simple en deux temps : additionner la valeur numérique des lettres (a = 1, b = 2, c =3, (...), y = 25, z = 26) puis interpréter s'il y a lieu. Les esprits cartésiens peuvent s’y intéresser, s’en amuser, y jouer, la déjouer... surtout les oulipiens, friands d’articuler mathématique et littérature. Usons voir du gématron, automate en ligne imaginé et conçu par deux phénoménaux phénomènes de la littérature potentielle en mouvement : Rémi Schulz et Gilles Esposito-Farèse.

Et pourquoi pas réviser gématriquement nos classiques, hé hé... 1802 quand naquit Victor Hugo :

Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte...

L’entame des Feuilles d’Automne ? Oui et non, car ces premiers vers étaient précédés d’une sorte d’épigraphe, un quatrain biffé in extremis avant de partir chez l’imprimeur :

Sans doute il vous souvient de ce guerrier suprême
Qui, comme un ancien dieu, se transforma lui-même,
D’Annibal en Cromwell, de Cromwell en César.
- C’était quand il couvait son troisième avatar.

Photo ci-dessous, "Notes et variantes", page 1347 des Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade :

Hugo rature très peu les manuscrits, une fois recopiés au propre. Veut-il ici atteindre un effet plus net, se prouver capable de sobriété ? Ou bien, depuis qu’il a cessé d’admirer Napoléon, choisit-il d’estomper sa filiation implicite avec la grandeur impériale ? Quoi qu’il en soit, exit les quatre alexandrins, relégués parmi les notes et commentaires d’éditions érudites. Extrayons-les de l’oubli pour en mesurer la gématrie... eh bien, ce texte qui dit en substance « 1802 : voici l’année où je vais naître » totalise précisément (cliquer ci-contre) 1802 au gématron.

Exprès ? Hugo ne craint rien de gigantesque, non plus les additions. Il écrit par exemple, à son épouse, compter les marches en gravissant les tours des cathédrales belges. Rien d’invraisemblable qu’à la mode scolastique, où le pilier gothique démultiplié « raconte » la superstructure flamboyante, il ait surchargé son texte de signes. Car à satiété, on s’y régale de :
. lipogramme malicieux : Hugo pas encore apparu au monde, manque le H d’Annibal ;
. troisième et quatrième vers équilibrés en deux fois 8 mots ;
. deux premiers vers truffés d’arithmétique (observation de Rémi Schulz) : 9 mots chacun, 9 x 9 lettres, gématrie = 999.

« Épigraphe » combine ici double acception : « citation qui indique l’esprit de l’ouvrage » et « date gravée en façade du monument ». Et à un repentir près, Hugo aurait pu plagier par anticipation le premier principe de Roubaud : composer un texte contraint en exposant cette contrainte, 1802 comme mesure et comme sujet de la strophe.