vendredi 15 août 2014
Le Sonnet de Wace
On connaît les « moments oulipiens », collection d’anecdotes à la source de textes cocasses, certains publiés au Castor Astral. Plus confidentiels sont les « épisodes pirouétiques », contexte invariable de studieuse austérité. Laissez-m’en vous conter un tout récent, circonstance de sérendipité entre statuaire et littérature.
Ce qu’advint. En juin passé, je sollicite Martin Granger ; s’agit de réaliser l’affiche et le prospectus du festival Pirouésie. Imprudent, j’ajoute que son prix serait le nôtre. Quelques jours plus tard, la Poste m’adresse centaines de posters, milliers de tracts. Livraison étincelante, remerciements téléphoniques, va sans dire j’ajoute :
– On te doit combien, Martin ?
– Euh… rien (hésitation, il semble se raviser)… ou alors une statue équestre du Maréchal Leclerc.
Nous parlons d’autre chose et bye-bye.
J’y repense le soir. Un bourrin avec Leclerc de Hauteclocque juché dessus, est-ce que seulement la chose existe ? Fût-il « ami du cheval », ce Philippe-là se déplaçait plutôt en char – prudence rapport à la Wehrmacht alentour. Zéro bronze idoine en vue ? La suite prouvera qu’impossible n’est pas oulipien. Car ici l’histoire cesse d’être drolatique. Dimanche 27 juillet passé, inauguration de Pirouésie. J’entends Henry Landroit dire que l’affiche est belle. Tiens, soumettons-lui la requête de Martin. Sa réponse me sidère : à défaut de Leclerc en jockey, le Fonds Gilbert Farelly détient une copie du poète normand Robert Wace intitulée « Statve Eqvestre » et datée de 1160 ; Henry m’assure l’avoir vue une fois. Je m’éclipse du cocktail, j’appelle en vitesse Patrice Debry à Bruxelles. Une heure plus tard, du siège Farelly, rue Jean d’Ardenne n° 50, fac-similé m'est faxé :
Sonet saus gîgas ni cumcerts Terzas en chief quatrans por basse Acrochons sur tiltre nos vers Tey d’Archange exem son Pégasze Vace à cor d’espi das Pirou Efaicé-jo Roman de Rou Eskrîre ç’obblige palestre Que d’hermitaige ou que convent Voue ajurer sa veie au vent Emprente de cius mas terrestre Sant Michel se force parestre Tragice escuer triumphant Retintir muetique olifant Estompe la statue équestre
Le même en français moderne (première occurrence historique où « sonet » peut se traduire en « sonnet » – la forme poétique – et non plus en « chanson ») :
Sonnet sauf gigues ni concerts Tercets en chef quatrains pour base Accrochons sur titre nos vers Tel l'Archange exempt son Pégase Vace à court d’épi dans Pirou Effacé-je Roman de Rou Écrire ç’oblige palestre Qui d’ermitage ou qui convent Voue abjurer sa vie au vent Empreinte des ciels mais terrestre Saint Michel se force paraître Tragique écuyer triomphant Retentir mutique olifant Estompe la statue équestre
Exégèse s’ensuivra quelque jour (retenons déjà que le thème majeur est l’absence, prosopopée hippique la figure dominante). Mais d’abord évaluons la formidable révélation en filigrane : avant de revenir d’Italie en France, la forme sonnet aurait été exportée en Sicile par les Normands. Ainsi le texte de Wace (selon les copies Vaicce, Vacce ou Vace ci-dessus) serait arrivé à la cour de Frédéric II, roi sicilien dont la langue maternelle était le normand. Sur place Giacomo de Lentini, celui que Dante appellera le Notaire, aura pu étudier ce prototype de sonnet, le transmettre à ses auditeurs.
Innovation de fil en aiguille via Pétrarque, la tradition italienne inversera l’ordre des strophes ; désormais les quatrains précèderont les tercets. On se réjouira de noter que Wace, résident coutumier du bocage où naîtra l’Oulipo, anticipe in situ de 800 ans la manière oulipienne. Il surcharge en effet son texte de deux contraintes, pas moins : l’acrostiche et le premier principe de Roubaud – la strophe initiale annonçant comment sera composé le poème (1).
J’avoue dès lors – le public du festival m’en pardonnera – avoir délaissé l’animation de Pirouésie, consacrant mes journées, mes nuits à creuser la découverte de Landroit et Debry. J’ai réservé mon temps à visiter le Mont Saint-Michel, le Scriptorial d’Avranches, une théorie d’abbayes, prieurés et ermitages depuis Coutances jusqu'au Mont. Partout me saute aux yeux la même apparition de l’Archange ; l’iconographie unanime atteste un chevalier sans cheval, corps blindé sous son armure. Blindé… mais oui bon sang ! tout pareil que Leclerc dans son char.
Eurêka, dare-dare coulons à la façon de Wace une Statue Équestre au format patronymique originel du Maréchal Leclerc, les 14 lettres DEHAUTECLOCQUE. Martin la tient, sa rémunération pirouétique :
Dot envers Martin Granger Ersatz de statue équestre Héroïque fors danger Allouons à l’homme-orchestre Un monument dont lourd tank Tienne place de mustang Esbigne aux coups de breloque Char en lieu de canasson L’exergue orne l’écusson On entend loing haulte clocque Claironnant ou ventriloque Qu’importe d’où bruit le son Univoque sa leçon Est grêle qui grandiloque
(1) L'allusion au Roman de Rou que Wace « efface » (vers 6) plagie aussi par anticipation le premier principe de Roubaud (Rou + baud = celui qui trouve en silence) : la Chronique Ascendante de Wace est rétrograde, elle s'enroule à revers et gomme une à une la vie des ducs de Normandie. À propos d'effacement, de palimpseste, d'actualité oulipienne : n'est-ce la main de Wace qui aurait gommé le Livre d'Aliénor, sa contemporaine, son amie ?
Robert Rapilly,
vendredi 15 août 2014
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