Note liminaire - L’intuition d’avoir une bonne idée précède souvent le constat que quelqu’un d'autre l’a déjà eue. Ces sonnets greffés n’y échappent pas. Élisabeth Chamontin, Nicolas Graner, Claire Grivet et Alain Zalmanski ont jadis écrit nombre d’adductions - c’est ainsi que Camille Abaclar a baptisé la contrainte.




Marcel Bénabou – d’abord avec Jacques Roubaud en 1976 – a écrit beaucoup d’alexandrins greffés, où s’accolent 2 hémistiches d’auteurs différents.

Chaque sonnet ci-dessous est composé de 28 hémistiches provenus intacts (14 + 14) de deux sonnets antérieurs. Les rimes aussi se divisent pour exacte moitié entre poèmes sources. Comme d’origine, la métrique souscrit au Petit Traité de Banville, en esquivant pour ce qui nous concerne le double écueil de la césure épique et de l’hiatus.

Alternées féminines et masculines (généralement ABBA CDDC EEG FGF), les rimes sont libres davantage :
- celles des quatrains se dispensent çà et là de la consonne d’appui ;
- une des 3 rimes de tercets est parfois pauvre (commune aux deux sonnets sources, elle n’offrait qu’une vague assonance partagée : ainsi « fil » de Corbière avec « désir » de Cros, ou « névrose » de Nelligan avec « chloroforme » de Corbière).

Le plan global est en forme de ronde, où le premier sonnet greffe Nerval et Mallarmé, ensuite Mallarmé et Du Bellay, puis Du Bellay et Verlaine, puis Verlaine et Cros, puis Cros et Corbière, puis Corbière et Nelligan, enfin Nelligan revenant à Nerval. L’ordre s’est trouvé comme ça, au pif.

Le projet sommeille d’un recueil en papier où ce genre de ronde décrirait un ruban de Möbius. Chantier préalable, préméditer l’ordre cette fois. Surtout trouver des sonnets dont la greffe tienne bien, cicatrice invisible.




Deux joyeuses surprises à peine perceptibles :
- on risque de confondre « où chantait la sirène » de Nelligan et « où nage la sirène » de Nerval ;
- ce distique de Cros et Corbière compte en effet 20 mots :

m’ont à la fois donné vingt mots vite à mon aide
qui couronnaient ton front par quatre en peloton !

Fin de la note, passons à la ronde...




Nerval vs Mallarmé

Je suis le ténébreux et le bel aujourd’hui,
le prince d’Aquitaine avec un coup d’aile ivre.
Suis-je Amour ou Phébus – la région où vivre
modulant tour à tour des vols qui n’ont pas fui ?

Le vierge, le vivace veuf, l’inconsolé
va-t-il nous déchirer – où nage la sirène –
ce lac dur oublié du baiser de la reine…
mais non l’horreur du sol et mon luth constellé ?

Dans la nuit du tombeau, cette blanche agonie
par l’espace infligée à la tour abolie
porte le soleil noir où le plumage est pris.

Pour n’avoir pas chanté sur la lyre d’Orphée,
mon front est rouge encor ! Songe froid de mépris :
un cygne d’autrefois et les cris de la fée.

Mallarmé vs Du Bellay

Le vierge, le vivace a fait un beau voyage.
Va-t-il nous déchirer, plein d’usage et raison,
le transparent glacier de ma pauvre maison
pour n’avoir pas chanté le reste de son âge ?

Quand reverrai-je hélas la région où vivre
fumer la cheminée où le plumage est pris ?
Reverrai-je le clos songe de froid mépris
vivre entre ses parents avec un coup d’aile ivre ?

Tout son col secouera le front audacieux,
mais non l’horreur du sol qu’ont bâti mes aïeux.
Ce lac dur oublié me plaît – l’ardoise fine.

Plus que le marbre dur, a resplendi l’ennui
et puis est retourné : son pur éclat assigne
qui m’est une province et le bel aujourd’hui.

Du Bellay vs Verlaine

L’espoir luit comme un brin qui conquit la toison.
Vois, le soleil toujours a fait un beau voyage.
Que crains-tu de la guêpe et, beaucoup davantage,
que ne t’endormais-tu plein d’usage et raison ?

Plus que le marbre dur poudroie à quelque trou
et plus que l’air marin, éloignez-vous Madame.
Reverrai-je le clos comme des pas de femme
fumer la cheminée ivre de son vol fou ?

Midi sonne, j’ai fait la douceur angevine.
Pauvre âme pâle, au moins me plaît l’ardoise fine.
Et je dorloterai le front audacieux.

Quand reverrai-je hélas les rêves de ta sieste ?
Plus me plaît le séjour des pauvres malheureux
que des palais romains. Allons tu vois je reste.

Verlaine vs Cros

Pauvre âme pâle au moins la peur et le désir
résonnent au cerveau de lionne joueuse.
Et je dorloterai la nuit tumultueuse :
bois-la puis dors après l’éblouissant plaisir.

Tu m’avais dit « Je suis ivre de son vol fou »,
haut coiffée et ruban de paille dans l’étable.
Par l’éternelle mort le coude sur la table,
l’odeur de tes cheveux poudroie à quelque trou.

L’espoir luit comme un brin de leur flamme dorée.
Que ne t’endormais-tu royalement parée ?
Midi sonne, j’ai fait ponceau dans tes cheveux.

Tes souples soubresauts – allons tu vois, je reste –
m’ont à la fois donné les rêves de ta sieste,
tes baisers inquiets, un caillou dans un creux.

Cros vs Corbière

Les frissons de Vénus, comme soldats de plomb
sur ta gorge glacée ô muse d’Archimède,
m’ont à la fois donné vingt mots vite à mon aide
qui couronnaient ton front par quatre en peloton !

Je pose quatre et quatre et tes soupirs grondants
en posant trois et trois perlaient ta peau nacrée,
emboitant bien le pas, royalement parée.
Ça peut dormir debout, la blancheur de tes dents.

Tes souples soubresauts ? Un des quatre s’endorme !
L’odeur de tes cheveux est la ligne, la forme.
Par l’éternelle mort, chaque vers est un fil.

Ô lyre ! ô délire ! ô… la nuit tumultueuse !
Tu m’avais dit « Je suis la peur et le désir »,
télégramme sacré de lionne joueuse.

Corbière vs Nelligan

Dans l’océan trompeur, ô muse d’Archimède,
la cyprine d’amour emboîtant bien le pas
s’étalait à sa proue en posant trois et trois :
ce fut un grand vaisseau, tenons Pégase raide !

La preuve d’un sonnet inclina sa carène,
chaque vers est un fil taillé dans l’or massif.
Je pose quatre et quatre au soleil excessif
sur le railway du Pinde où chantait la sirène.

Ses mâts touchaient l’azur par quatre en peloton,
hélas il a sombré comme soldats de plomb.
Qu’est devenu mon cœur, exemple chloroforme ?

Ça peut dormir debout, frapper le grand écueil
aux fils du télégraphe. Immuable cercueil,
ô lyre, ô délire, ô… dégoût, haine et névrose !

Nelligan vs Nerval

Je suis le ténébreux taillé dans l’or massif.
Suis-je Amour ou Phébus sur des mers inconnues,
modulant tour à tour cheveux épars, chairs nues ?
Ma seule étoile est morte au soleil excessif.

Dans l’océan trompeur, Lusignan ou Biron
révélaient des trésors et la mer d’Italie.
Qu’est devenu mon cœur à la tour abolie ?
Hélas il a sombré, traversé l’Achéron.

Et les cris de la fée entre eux ont disputé
la fleur qui plaisait tant… Navire déserté,
j’ai rêvé dans la grotte où chantait la sirène.

Mais il vint une nuit à mon cœur désolé
la cyprine d’amour du baiser de la reine ;
et le naufrage horrible ; et mon luth constellé.