Le blogue de Robert Rapilly

L’Azur bis

Lipogramme en E, rimes consonantiques & vocaliques alternées
Texte relu et corrigé le 10 décembre 2009 (il restera hélas quelques imperfections dans la version à paraître, numéro 53 des Nouvelles d'Archimède)

Par l’azur infini, clair, un narquois transport
Accabla, nonchalant à la façon d’un brin,
L’impuissant troubadour maudit d’un don trop fort
Parmi son hamada d’improductif Chagrin.

Fuyant, l’iris forclos, j’y flairai son miroir
Qui dardait un rayon tant contrit qu'affolant,
Sur moi du blanc. Où fuir ? Vint-il pantois un soir
Honnir, haillons, honnir un abandon navrant ?

Brouillards ! Il faut là-haut vomir vos charbons lourds
Sous un stratus d’accrocs : un crachin flou suivit
Qui noya son marais blafard aux jours plus courts.
Allons bâtir un grand plafond qui soit sans bruit !

Toi, sors du marigot omis non sans saisir,
T’avançant, un limon aux typhas opalins,
D’un poing qui jamais las m’obstruât, ô Soupir !
Tant d’indigos s’ouvrant aux albatros malins.

Plus ! Il faudrait sans fin qu’un puits sombrant dans l’air
Fumât, afin qu’un smog rabattît sa prison
Soufflant un noir crachat, horrifiant impair
Sur l’insolation mourant à l’horizon !

- Paradis mort. - À toi, j’accours ! fouis, ô soc,
L’oubli d’un Absolu brutal ou d’un Tabou
Pour ton martyr qui vint s’accroupir au paddock
D’animaux satisfaits : humains pris au licou,

Car j’y voulus, vu mon vacuum cortical
Apparu pot au fard au bas d'un mur gisant,
Sans plus l'art du sanglot parant l’Instant fatal,
Ouvrir du thanatos l’obscur coin grimaçant…

Mais l’Azur triompha, dont j’ouïs l’ambitus
Au carillon. Ma foi, clama-t-il nos frissons :
Craintifs acquis au joug puisqu’il nous a vaincus ;
Sort du cobalt vivant d'un saphir d’oraisons !

Il roula d’un stratus, jadis y visitant
Ta Disparition ainsi qu’un surin sûr ;
Où fuir dans l’insoumis poison vain tout autant ?
- J’y suis contraint - l’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !


... selon L’Azur de Mallarmé

De l'éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poëte impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde
Avec l'intensité d'un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ?

Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Qui noiera le marais livide des automnes
Et bâtissez un grand plafond silencieux !

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t'en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l'horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon !

- Le Ciel est mort. - Vers toi, j'accours ! donne, ô matière,
L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché
À ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur,
N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur…

En vain ! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angelus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L'Azur ! l'Azur ! l'Azur ! l'Azur !

Xylipolexe

À supposer qu'on me demande comme ça sans prévenir ce que j'ai fait (va savoir ça peut arriver), je répondrais peut-être que longtemps j'ai déligné, scié, fendu, refendu, dégauchi et raboté, repéré, tracé, trusquiné, mesuré, arasé, toupillé, rainuré, mouluré, tenonné et mortaisé, ajusté, chantourné, râpé, encollé, serré, chevillé, poncé, ciré et verni de bonne heure des plateaux, des planches, des bastings, des madriers, des grumes, des rondins de bois ni vert ni mort, ni d'aubier ni de cœur, bois de chêne, de hêtre, de frêne et même d'orme avant la maladie, pin du nord, acajou et sipo, essences de vastes latitudes et toutes longitudes, avec des scies à ruban, circulaire, à cadre ou égoïne, avec un mètre, une équerre, un té, une pointe et un crayon, des ciseaux, des bédanes, un valet d'établi, un maillet, un marteau, un pinceau, des lames, des fers, des fraises et les autres outils et machines de menuiserie, avec aussi en tête la question obsédante - corollaire d'un coup d'œil millimétrique, à l'affût d'une vision microscopique, sinon moléculaire - de la frontière entre future porte, table promise, tabouret potentiel, boîte secrète, xylophone géant, cheval à bascule, choses bientôt permanentes et positivement considérées, certaines patinées un jour lointain, et là tout autour, au sol, aux murs, dans les plis de la blouse, entre les cheveux jusqu'au cuir, au fond des narines et sous les ongles : la poussière, la sciure, les copeaux, l'occasionnelle écharde, la planche martyre, les chutes et scories au mieux bois de chauffage, les rebuts, les remords, les ratés.


(phrase paragraphe d'abord sans nom ni adjectif puis sans verbe)

Poème de vacuité

À supposer qu’on me demande ce qu’est un poème de vacuité
je répondrais que c’est un poème d’une phrase
le passage à la ligne y remplaçant la virgule
écrit ailleurs que chez soi en des circonstances où on n’a rien d’autre à faire
par exemple assis dans une salle d’attente
ou adossé à un pilier de salle des pas perdus
ce genre de lieu pour quoi Brian Eno a composé des musiques lisses
j’ajouterais - patience ! on comprendra pourquoi -

ça fait du bien
ne me quitte pas

car ceci est un poème de vacuité
non rythmé à intervalles réguliers comme le serait un poème de métro
mais écrit quasi d’une traite
sauf quand arrivent aux oreilles du poète de vacuité des paroles intelligibles
celles du dentiste qui appelle le patient suivant
une publicité ou une annonce dans un haut-parleur
parenthèses sonores au cours desquelles on décide d’éloigner le stylo du carnet pour écouter çà et là des fragments recelant quelque valeur poétique

on vous laisse tout
on vous laisse seul

par exemple
extraits du propos de mon docteur à l’instant « Bon ben on vous laisse tout seul hein »
de même que tantôt j’ai retenu de ma voisine soulagée de la canicule par un courant d’air furtif (1)

ça fait du bien

et d’une publicité radiophonique pour des téléphones - car mon docteur nous met la radio -

ne me quitte pas

susurré par une autre voix féminine (simulatrice celle-là du ravissement)
paroles recueillies avant une nouvelle séquence d’écriture logorrhéique (impulsée par ce qu’on médite et non par ce qu’on entend) du poème de vacuité
forme différente encore du poème de métro en ce que sa fin reste fondamentalement aléatoire
soit en douceur au moment où le poète de vacuité estime en avoir fini
soit soudainement lorsque le numéro d’attente s’affiche à la sécu
ou au rayon fromage
ou à l’Assédic
ou lorsque l’ami attendu débarque sur le quai de la gare
ou lorsque le doc

(1) ce poème fut crayonné le 30 juin 2006 dans la salle d’attente de mon docteur

4 magnaneries

Murmures dans le mûrier
aux mûres blanches et molles :
patients, douillets, les vers à soie
mastiquent
avec un bruit mouillé des feuilles
à somnifères vertus.


Ça les endort et ils bavent,
puis tisseront ce qu'il filent,
enrouleront en l'endossant
le cocon
non sans l'avoir tout arrondi :
pour sommeiller ça rassure.


Après son enterrement,
avec allure une dame
belle en octobre dans la soie
porte
une robe également belle
sous le mûrier de sa tombe.


Depuis qu'elle a disparu,
qui murmure sans cesser
(à supposer qu'on me demande)
au mûrier
où sans s'alcooliser on mange
en attendant de dormir ?


(d'après les vers à soie de Jacques Roubaud)

Petites boîtes, forme inventée par Jacques Jouet : une seule phrase ; vers sans rime de 7-7-8-?-8-7 syllabes ; le mot du 4e vers appartient à une catégorie grammaticale absente du reste de la strophe.

Colloque séricicole

Dans le mûrier plein d'un sucre glacé
Deux patients vers à soie ont tissé.
Ils sont douillets et les mûres sont molles,
Et l'on s'endort d'entendre leurs paroles.
Dans le mûrier plein d'un sucre glacé
Deux bombyx ont évoqué le passé.
- Te souvient-il d'un cocon rond aux pôles
Que nous tissions autour de nos épaules ?
Ton aile encor bat-elle au rêve enfoui ?
Toujours vois tu la dame en robe ? - Oh oui !
- Ah ! les beaux jours de bonheur qui rassure
Où nous filions la bave à filature !
Que belle était la robe en soie au soir,
Également la dame belle à voir !
Tels ils mangeaient les feuilles, pas les mûres.
La nuit sans fin engloutit leurs murmures.


(d'après colloque sentimental de Verlaine et les vers à soie de Roubaud)

Ton cœur est ouvrière abeille

.

Ton cœur est ouvrière abeille
Qui butine le pissenlit
Puis l’acacia puis la groseille
Dans la Lune on a vu son lit

La mélisse a passé promesse
D’hydromel et d’heures d’ivresse
À se languir du lendemain

Perle ton miel en rare goutte
Or s’écorche à l’ombre du doute
Mon cœur rien qu’humain trop humain

Un sonnet acéphale à la mode de Maynard, d'un seul quatrain puis 2 tercets, peut se décomposer en :
- 1 premier quatrain / rimes croisées,
- 1 distique / rimes plates,
- 1 second quatrain / rimes embrassées,
soit le catalogue condensé des 3 dispositions possibles en poésie classique.
Les rimes :
- eille / lit / eille / lit
- esse / esse
- main / outte / oute / main
proviennent d'une berceuse entendue dans l'enfance.
Ici découpage soulignant le jeu des rimes :

Ton cœur est ouvrière abeille
Qui butine le pissenlit
Puis l’acacia puis la groseille
Dans la Lune on a vu son lit

La mélisse a passé promesse
D’hydromel et d’heures d’ivresse

À se languir du lendemain
Perle ton miel en rare goutte
Or s’écorche à l’ombre du doute
Mon cœur rien qu’humain trop humain

Autres oiseaux de renom

Peu lui sert être agile
Au pigeon cuit d’argile
Ball on l’éclate en vol
Trap il s’écrase au sol

(vers isocèles)

*

Homéopathes,
gommez aux pattes
des canaris
les panaris !

(rimes millionnaires)

*

Digeste volatile
Piégé d'un geste habile
Jabot jaune œuf léger
D'un geai faut tout manger

(à suivre)

Oiseaux qu'on ouït parfois

(quatrains de tétrasyllabes ; suite sans entorse cette fois à l'oiseau qu'on n'ouït jamais)

Un bec dedans
n'a pas de dents.
Au book parie
zéro carie.

Béants jabots,
confus corbeaux,
pour un hommage
adieu fromage !

Comment faire un
trou souterrain ?
On sait par truche-
-ment de l’autruche.

Un perroquet
toque au loquet.
Toc se répète.
L’écho ? La bête ?

Vilain canard,
mouvant panard,
sous l'onde calme
bat une palme.

Rien qu’un clin d'œil,
muet accueil
que nous souhaite
une chouette.

Maudits hiboux
et mots tabous,
que nul n'ulule
sort ni formule !

Coup d’aile aisé
de blanc grisé,
qui donc le fouette
le vent ? La mouette.

Clichés bougés
d’un trait de jais,
frégate en vrille
qu'on colorie.

Au pélican d’
accoster quand
l’onde dorade
arrive en rade.

Imitation de Guillaume d'Aquitaine

.

Je ferai ce vers de pur rien
Qui n'est ni d'autres gens ni mien
Ni de jeunesse ou tendre lien
À rien égal
Trouvé d'un sommeil sélénien
Sur un cheval

Je ne sais l'heure où je suis né
Je ne suis allègre ou peiné
Ni sauvage ni pensionné
Legs initial
De nuit qu’une fée a donné
Du haut d'un val

Ne sais quand me suis endormi
Ni si je veille à moins déni
Guère mon cœur serait puni
Sans deuil ni mal
Aussi peu que d’une fourmi
Par Saint Martial

Je suis malade et crois mourir
Selon ce que j’en puisse ouïr
Qu’un médecin j’aille quérir
Hasard crucial
Il sera bon à me guérir
Sinon létal

Mon amie est qui je ne sais
Jamais ne nous sommes croisés
N’a rien de plaisant ni mauvais
Ça m’est égal
N’existe Normand ni Français
En mon journal

Je ne l’ai vue et l’aime fort
Qui ne m’a fait ni bien ni tort
Sans différend et sans accord
Fi d’animal
D’une autre noble beauté sort
Amour fatal

J’ignore où ses pénates sont
Dans une plaine ou sur un mont
Et je tairai ce heurt profond
Entracte oral
Qu’elle ne suive où mes pas vont
De son local

Le vers fait par je ne sais qui
Je le transmettrai vers celui
Qui le transmettra par autrui
À Sourdeval
Qui me transmet hors son étui
La clé du bal

Réécriture d'après Guillaume d’Aquitaine, "premier troubadour en date et en qualité" dit Bernard Delvaille (Mille et cent ans de poésie française - Laffont 1991).

Marcel - ici Martial - Sourdeval, dédicataire, est un contemporain qui vécut à Lille.

Caractéristiques de l’original, restaurées au prix d'infimes trahisons :
- strophes en 8 8 8 4 8 4 syllabes,
- rime constante (en -al) des tétrasyllabes (en -au à l’origine),
- rime unique des octosyllabes d’une même strophe.

Premiers vers lyriques signés dans une langue moderne, autour de l’an 1100, période cruciale pas seulement en littérature, puisque l’écriture musicale passe alors du statut d’aide-mémoire à celui d’outil de création. C'est l’acte de naissance de la composition comme moment autonome à distance de l'interprétation, singularité de la musique occidentale. Or, en écho aux mots "quelque peu sibyllins" d'Apollinaire : Tu ne connaîtras jamais bien / les / Mayas, entendrons-nous jamais chanter Guillaume d'Aquitaine ?

Lusina trouve « dans la poésie de Mallarmé de constantes allusions aux troubadours - ne serait-ce que le coup de dés… »
Tiens,

Je ferai un vers de pur rien
Ne sera sur moi ni sur personne

n'appelle-t-il en écho, à 800 ans de là :

Rien cette écume vierge vers

par quoi commence le sonnet intitulé Salut ?

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