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Je ferai ce vers de pur rien
Qui n'est ni d'autres gens ni mien
Ni de jeunesse ou tendre lien
À rien égal
Trouvé d'un sommeil sélénien
Sur un cheval

Je ne sais l'heure où je suis né
Je ne suis allègre ou peiné
Ni sauvage ni pensionné
Legs initial
De nuit qu’une fée a donné
Du haut d'un val

Ne sais quand me suis endormi
Ni si je veille à moins déni
Guère mon cœur serait puni
Sans deuil ni mal
Aussi peu que d’une fourmi
Par Saint Martial

Je suis malade et crois mourir
Selon ce que j’en puisse ouïr
Qu’un médecin j’aille quérir
Hasard crucial
Il sera bon à me guérir
Sinon létal

Mon amie est qui je ne sais
Jamais ne nous sommes croisés
N’a rien de plaisant ni mauvais
Ça m’est égal
N’existe Normand ni Français
En mon journal

Je ne l’ai vue et l’aime fort
Qui ne m’a fait ni bien ni tort
Sans différend et sans accord
Fi d’animal
D’une autre noble beauté sort
Amour fatal

J’ignore où ses pénates sont
Dans une plaine ou sur un mont
Et je tairai ce heurt profond
Entracte oral
Qu’elle ne suive où mes pas vont
De son local

Le vers fait par je ne sais qui
Je le transmettrai vers celui
Qui le transmettra par autrui
À Sourdeval
Qui me transmet hors son étui
La clé du bal

Réécriture d'après Guillaume d’Aquitaine, "premier troubadour en date et en qualité" dit Bernard Delvaille (Mille et cent ans de poésie française - Laffont 1991).

Marcel - ici Martial - Sourdeval, dédicataire, est un contemporain qui vécut à Lille.

Caractéristiques de l’original, restaurées au prix d'infimes trahisons :
- strophes en 8 8 8 4 8 4 syllabes,
- rime constante (en -al) des tétrasyllabes (en -au à l’origine),
- rime unique des octosyllabes d’une même strophe.

Premiers vers lyriques signés dans une langue moderne, autour de l’an 1100, période cruciale pas seulement en littérature, puisque l’écriture musicale passe alors du statut d’aide-mémoire à celui d’outil de création. C'est l’acte de naissance de la composition comme moment autonome à distance de l'interprétation, singularité de la musique occidentale. Or, en écho aux mots "quelque peu sibyllins" d'Apollinaire : Tu ne connaîtras jamais bien / les / Mayas, entendrons-nous jamais chanter Guillaume d'Aquitaine ?

Lusina trouve « dans la poésie de Mallarmé de constantes allusions aux troubadours - ne serait-ce que le coup de dés… »
Tiens,

Je ferai un vers de pur rien
Ne sera sur moi ni sur personne

n'appelle-t-il en écho, à 800 ans de là :

Rien cette écume vierge vers

par quoi commence le sonnet intitulé Salut ?