Le blogue de Robert Rapilly

L'an s'enfuit

Demain éclot année,
précédente canée.
L’an s’en va, l’an s’enfuit,
adieu le vieil an huit.

De naître ou de point n'être,
c’est question de connaître
ou pas le bel an neuf :
numéro deux mil neuf.

3 sélénets interrogatifs

Sélénet 1-2 :

Vois-tu l'air céleste ?
Qui dans l'oeilleton ?
C'est à quelle adresse ?
Comment s'assoit-on ?

Pourquoi telle crainte ?
Maudis-tu le vent ?
Qu’implore ta plainte ?
Jeûnes-tu souvent ?

Sélénet 1-3 :

Cherches-tu la fée ?
Qui, quoi durera ?
À quand la levée ?
Y scintille Râ ?

D'où vient la lumière ?
Ne fait-il pas noir ?
Quelle est ta prière ?
Brûlons-nous d'espoir ?

Sélénet 2-3 :

Ta chambre : où se cache ?
Où l'ultime tour ?
Qu'attend le rivage ?
Comment va le jour ?

Quel bruit t'intimide ?
Qui vend l'amadou ?
Que penser du vide ?
Fuit-on du vaudou ?


Les questions du sélénet 1-2 trouvent réponses à la fois dans « Au clair de la lune » & « Ma demeure est haute » ;
les questions 1-3 dans « Au clair de la lune » & « Elle est retrouvée » ;
les questions 2-3 dans « Ma demeure est haute » & « Elle est retrouvée ».

Nos sélénets classiques numérotés 1, 2 et 3 :

1 - Anonyme du XVIIIe siècle :

Au clair de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot

Ma chandelle est morte
Je n'ai plus de feu
Ouvre-moi ta porte
Pour l'amour de Dieu

2 - Marceline Desbordes-Valmore :

Ma demeure est haute
Donnant sur les cieux
La lune en est l'hôte
Pâle et sérieux

En bas que l'on sonne
Qu'importe aujourd'hui
Ce n'est plus personne
Quand ce n'est pas lui

3 - Arthur Rimbaud :

Elle est retrouvée
Quoi ? L'Éternité
C'est la mer allée
Avec le soleil

Âme sentinelle
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu

Les Jardins d'Antoine-Marin Lemierre

Repli frileux au cœur des désordres politiques ? On fait souvent constat du sommeil de la poésie française au XVIIIe siècle. Fondé ou non, le reproche mérite réparation. Cueillons 10 vers aux « Jardins » d'Antoine-Marin Lemierre : y retouchant à peine, quel poème un peu moderne récrire ?

1 - Version originale :

J'aime la profondeur des antiques forêts,
La vieillesse robuste et les pompeux sommets
Des chênes dont, sans nous, la nature et les âges
Si haut sur notre tête ont cintré les feuillages.
On respire en ces bois sombres, majestueux,
Je ne sais quoi d'auguste et de religieux :
C'est sans doute l'aspect de ces lieux de mystère,
C'est leur profond silence et leur paix solitaire
Qui fit croire longtemps chez les peuples gaulois
Que les dieux ne parlaient que dans le fond des bois.
(...)

2 - Fatrasie en permutant des mots :

J'aime l'antiquité des pompeuses forêts,
la vieille robustesse et les profonds sommets
dont des aspects sans lieu, les chênes et les âges,
si haut sur la nature ont doute de feuillages.
Bois sombres, je ne sais quoi des Majestueux
et d'Auguste on respire ; et de religieux.
C'est silence longtemps et peuple solitaire ;
c'est le cintre profond de ces paix de mystère
qui fit croire sans nous, chez les têtes de bois,
que les dieux ne parlaient, dans le fond, que gaulois.

3 - Dizain symboliste en permutant des hémistiches :

Des chênes dont sans nous sombres majestueux
Si haut sur notre tête et de religieux
On respire en ces bois la nature et les âges
De ces lieux de mystère ont cintré les feuillages

C'est sans doute l'aspect des antiques forêts
C'est leur profond silence et les pompeux sommets
Que les dieux ne parlaient je ne sais quoi d'auguste

Et leur paix solitaire à vieillesse robuste
Qui fit croire longtemps que dans le fond des bois
J'aime la profondeur chez les peuples gaulois

4 - Renga par caviardage ; 5/7/5 - 7/7 - 5/7/5 - 7/7 syllabes prélevées aux vers successifs :

Antiques forêts
La vieillesse et les sommets
Les chênes sans nous

Haut ont cintré les feuillages
On respire en ces bois sombres

Je sais quoi d'auguste
Sans doute aspect de ces lieux
Leur profond silence

Croire longtemps chez les peuples
Les dieux dans le fond des bois

5 - El Jardinchado :

J'aime le soleil noir des veufs inconsolés,
l'Aquitaine robuste et les rouges sommets
des tombeaux dont, sans nous, l'Achéron et les âges
sur la grotte si haut ont porté les feuillages.

On module en ces bois vainqueurs et ténébreux
je ne sais quoi de lyre et de religieux...
Suis-je profond silence ou la fleur solitaire ?

C'est sans doute la treille en un luth de mystère
qui fit rêver encor chez les peuples, deux fois,
que ne criât la sainte, au fond, qu'amour gaulois !

Un chant de Verlain

D'après Verlaine —

Écoutez la douce chanson
au refrain qui pleure et vous plaît :
discret et léger son couplet,
eau sur de la mousse et frisson !

Connue et chère fut la voix,
mais elle est voilée à présent
comme une veuve s'épuisant ;
pourtant, fière encore une fois

dans les plis d'un voile ajusté
palpitant de vent envahi,
cache et montre au cœur ébahi
une étoile de vérité.

Voix reconnue, elle s'en vint
dire que la vie est pardon,
que de l'envie et la haine on
se sera délesté défunt.

Elle parle aussi de lauriers
et de tout simple lauréat,
de noces d'or, immédiat
bonheur d'une paix sans guerriers.

Accueillez la voix qui dit bien
son épithalame ingénu.
Allez, d'âme on n'a mieux tenu
qu'âme d'esprit moins saturnien !

Elle est en peine à la façon
d'âme qui souffre sans dépit,
et comme sa morale luit !...
Écoutez la sage chanson.




La version originale de Verlaine déroge à l'alternance, toutes les rimes en sont féminines :

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d'eau sur de la mousse !
(...)

Ici au contraire les rimes sont masculines, de plus vocaliques (consonnes finales muettes).
deux autres traductions, lipogrammes, du même poème.

Kasenine d'Edo

(poème paru en mai 2009 dans la Revue du Tanka francophone)

Rosée évanouie
Rien à faire au monde impur
Paroles d'Issa

Désormais neige elle efface
La vase encrant les crevasses

Elles se reflètent
Dans l'oeil de la libellule
Là-bas les montagnes

Le lombric creuse son trou
Sur le dôme des Écrins

Et sous la risée
De tes regards irisés
Mes vers sont brisés

Bout la sève en ton calice
Gelée au bord du ravin

Elles se reflètent
Dans l'oeil de la libellule
Là-bas les montagnes

Fière crête Demoiselle
Or Dahu je me retourne

Dans le double-fond
Abîmé de mon chapeau
Fond une tulipe

Je me souviens du Pamir
Rêche route de la soie

Elles se reflètent
Dans l'oeil de la libellule
Là-bas les montagnes

Où de grelottants photons
Hérissent l'air de coton

Bashô nous observe
Et retient de son bâton
Un pied téméraire

Une ombre nous apostrophe
Passants suspendez la marche

Parfois les nuages
Aux admirateurs de lune
Offrent une pause

Élidant de nos mémoires
Ce rond pas tout à fait clos

Recelée en berne
Dessous le masque mutique
Quoi l'Éternité

Échappe aux strophes impaires
Et le soleil plonge en mer

Parfois les nuages
Aux admirateurs de lune
Offrent une pause

Astre pâle ombre si trouble
Reflet où pure hydre éclaire

Le monde s'endort
Mais ignore si le disque
Va durer toujours

La terre est plate en un an
Elle fait trente-trois tours

Parfois les nuages
Aux admirateurs de lune
Offrent une pause

La ritournelle se fige
Sursis donnant sur les cieux

La muse amnésique
De Buson immobilise
Une blanche sombre

Un cri dans la nuit d'effroi
Ce n'est qu'un demi-soupir

Fini le printemps
Le biwa paraît si lourd
Au coeur qui le serre

Que la corde rie ou pleure
Le plectre opiniâtre crisse

Mon tympan fêlé
Maintenant demande grâce
Au musicien fou

Silence avec ironie
Proche tourbillon d'horreur

Fini le printemps
Le biwa paraît si lourd
Au coeur qui le serre

Grillons sous l'ocre point d'orgue
Ô cyclope de l'été

Face c'est ténèbres
Mais pile pièce embrasée
Où mon béret joue

Finis l'automne aux mains rousses
Et l'hiver aux yeux de verre

Fini le printemps
Le biwa paraît si lourd
Au coeur qui le serre

L'homme est le rêve d'une ombre
Soufflons trente-six chandelles

Trois complices - Gilles Esposito-Farèse, Martin Granger, moi - avons ci-dessus combiné deux formes poétiques :

- un renga japonais, poème collectif alternant strophes de 5/7/5 et 7/7syllabes, précisément un renga « kasen » en 36 versets ;

- des quatrines tétracéphales réparties en 3 x 12 strophes où les « morts » successifs sont des grands maîtres de l'époque Edo au japon :
Issa, auteur du refrain en positions 3, 7 et 11 ;
Bashô, refrain 15, 19 et 23 ;
Buson, 27, 31 et 35.

D'autres contraintes - prosodiques, rhétoriques ou thématiques - ont été appliquées : métrique classique, répétitions réduites au clinamen, séquences où devaient apparaître une forte opposition, ou une citation classique, ou une prosopopée.

Ordre d'intervention dans les 3 quatrines successives :
- Ro(bert) - Gi(lles) - Issa - Ma(rtin) / Gi - Ma - Issa - Ro / Ma - Ro- Issa - Gi
- Ma - Ro - Bashô - Gi / Ro - Gi - Bashô - Ma / Gi - Ma - Bashô - Ro
- Gi - Ma - Buson - Ro / Ma - Ro - Buson - Gi / Ro - Gi - Buson - Ma

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