lundi 1 septembre 2025
Rétroviseur sur la Légende
Le caméléon
Voyant l’œil de qui le voit
Fond dans le décor
Ce haïku m’a conduit à explorer les répercussions oulipotentielles d’une loi optique relative à la notion de miroir : suivant une analogie certes tirée par les cheveux, il s’agirait de réécrire La Légende des siècles en sens inverse, espèce d’image-retour à intituler "Rétroviseur sur la Légende" ou encore "Flash-back Centuries". Afin de tester la faisabilité du projet, ç’a été aussitôt La Conscience à quoi j’ai pensé, où l’œil divin traque Caïn. À la différence du haïku, tout d'immédiateté, le chantier dactylographique m’a pris du temps, d’autant que j’ai creusé deux veines distinctes :
—> remonter une à une les images, les idées, les gestes du poème-source — en écartant donc les belles rimes du Maître ;
—> copier en ordre inverse les alexandrins originaux ; adapter la syntaxe en retouchant aussi peu que possible au texte-souche (chantier en suspens).
L’exercice s’avère ad hoc pour s’imprégner de la prosodie hugolienne. Ici l’alexandrin constitue une unité discrète puissante, économe notamment en rejets et contre-rejets, procédé dont j'ai usé à l'envi. La sensation diffère de la mécanique de précision requise si l’on compose à partir de Mallarmé ; on se sent plutôt comme un minuscule bernard-l’hermite qui asticoterait le léviathan. C’est ultra puissant, avec peut-être çà et là des chevilles — chez moi oui, mais aussi chez papa Victor. Constat double à l’arrivée : la forme ramassée du haïku suffit à en dire autant que 68 alexandrins ; dès lors, la technique de camouflage du caméléon est sans comparaison meilleure que les multiples tentatives du malheureux Caïn.
PS — À noter, selon un protocole voisin, une réécriture du Desdichado par Alexandre Carret. L'ordre des premiers hémistiches a été inversé quand les seconds hémistiches sont restés à leur place — là aussi quelques ajustements rétablissent une syntaxe correcte.
PPS — Et lire plus bas en commentaire "Le val du dormeur" de Nicolas Graner. Les vers s'y inversent à peine modifiés, de sorte que la distribution des rimes soit conforme à la structure d'un sonnet.
En post-scriptum, quelques poèmes et comptines tête-bêche...
La Rémanence (1) —
Caïn jusqu’en sa tombe est la cible d’un œil.
L’œil lui darde le front sous ce vaste cercueil.
Là son ombre accroupie abomine la place,
et cette sombre voûte engloutit l’ord espace.
« C’est bien ! » crut-il naïf, alors qu’on eut percé
pour n’être vu ni voir l’insondable fossé :
sépulcre solitaire, à supposer que plaise
au damné d’habiter enseveli de glaise.
« Car il est là toujours ! » avait-il répondu
à Tsilla qui priait « L’œil a-t-il point fondu ? »
quand, plus tôt en saison, sa lugubre détresse
hantait depuis le centre une tour forteresse.
On avait, porte close, affiché pour avis
« Que Dieu reste dehors ! » : un panneau, quatre vis
crochetant la muraille en pays de ténèbres,
et contour d’une nuit tout de spectres funèbres.
Aux feux d’enfer, la ville opposait des frissons,
le fer emprisonnait l’ouvrage des maçons ;
plus de toile aux parois mais l’aplomb de la roche,
et vers le ciel maudit, des flèches qu’on décoche !
Que passe un pèlerin, on lui crève les yeux :
enfant de Seth, d’Énos ou d’exotiques lieux,
tous chassés de la plaine où Caïn en démence
s’entête d’ériger une bâtisse immense.
Le maître forgeron était Tubalcaïn,
patron de l’huisserie et cousin de Vulcain.
Or, cette citadelle, il la fallait bien ceindre,
de sorte qu’alentour on ne pût que la craindre :
« Arcs tranchants, tours en pointe ! avait prescrit Hénoch,
et que s’objecte à l’œil du granit tout d’un bloc ! »
Comme conté plus haut, rien n’y fit : ni le bronze,
étanche bouclier que nul rayon ne fronce,
ni l’éclat des clairons fondus de ce métal
qui brave l’Éternel et l’œil, selon Jubal.
« Mais je le vois encor, dit-il déjà la veille ;
fais, ma douce Tsilla, qu’enfin cet œil sommeille ! »
Lors sa petite-fille, afin qu’il ne vît rien,
avait fixé du plomb au pied de chaque lien.
La muraille flottante, on le sait, fut fragile,
la tente dérisoire et la toile inutile.
Dans le désert profond, les campements de poil
n’ont secouru Caïn d’aucun mode tribal.
Farouche, on le regarde ; il tremble que s’arrête
au tombeau sa légende, aporie en cachette.
En proie aux noirs frissons, aux vifs tressaillements,
il décryptait dans l’œil un sourd pressentiment ;
« Ciel morne et prophétique, emporte ton litige ! »
dit-il, croyant passer l’horizon du vertige.
Les jours auparavant, un asile trompeur
au rivage d’Assur le comblait de torpeur.
Car il avait atteint la grève, à bout de force,
sans ménager le cœur ni le souffle en son torse.
Sans cesse il frémissait, jamais ne s’assoupit.
Trente nuits, trente jours, il marcha sans répit
dans l’espace sinistre, et sa première fuite
éreinta le sommeil de sa femme et sa suite.
On sait qu’il tremblera, mais il tremblait déjà,
dès que l’ayant surpris, l’œil le dévisagea :
l’œil le plus ténébreux, la béante ouverture
échue au fond du ciel par-delà la nature.
Au pied des monts, Caïn veillait, n'écoutait pas
ses proches harassés ne comptant plus leurs pas,
ses enfants fatigués, hors d’haleine sa femme ;
s’ils campent dans la plaine, en berne l’oriflamme,
on fuira dès l’aurore, éperdu du seul gain
que Jéhovah déchu ne retrouve Caïn
au cœur de la tempête, échevelé, livide,
habillé de fourrure... aboli fratricide.
La Rémanence (2, à compléter) —
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn,
Bien qu’on eût sur son front fermé le souterrain
Et qu’il se fût assis sur sa chaise dans l’ombre,
Étant descendu seul sous une voûte sombre.
Au bord de cette fosse, il avait dit : « C’est bien !
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
Comme dans son sépulcre un homme solitaire,
C’était sa volonté d’habiter sous la terre.
La veille il répondait : « Non, il est toujours là,
L’œil ne disparaît point ! » à la jeune Tsilla.
Resterait-il lugubre et hagard, son grand-père ?
Il se tenait au centre en une tour de pierre ;
Là, quand on eut fini de clore et de murer,
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Aux murs il fut donné l’épaisseur des montagnes ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes,
Et la ville semblait une ville d’enfer,
Dont se liaient les blocs avec des nœuds de fer.
Le granit remplaçait la tente aux murs de toiles,
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait,
Chassant les fils d’Énos et les enfants de Seth,
Attentats pour Caïn de ses fils dans la plaine.
Constructeur d’une ville énorme et surhumaine,
Tubalcaïn parla, père des forgerons :
« Bâtissons une ville, et nous la fermerons.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours… »
Mais Caïn dit : « Cet œil me regarde toujours ! »
Malgré le mur de bronze avec Caïn derrière
Et l’espoir à construire une vaine barrière,
S’essouffla le clairon, se turent les tambours
De Jubal dont l’armée tempête dans les bourgs.
(...)
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva :
Caïn qui s’est enfui de devant Jéhovah,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Suivi de ses enfants vêtus de peaux de bêtes.
Post-scriptum, quelques poèmes et comptines tête-bêche...
Il suffit de transformer "Laissent" en "Laissant couler leurs cheveux" pour composer à l'envers une poésie de syntaxe aussi suivie que la Clotilde d'Apollinaire, celle-là en 8+7+7+7 syllabes par strophe :
Cette belle ombre que tu veux
Passe il faut que tu poursuives
Laissant couler leurs cheveux
Les déités des eaux vivesAvec elles disparaîtra
Le soleil qui les rend sombres
Que la nuit dissipera
Il y vient aussi nos ombresEntre l’amour et le dédain
Où dort la mélancolie
Ont poussé dans le jardin
L’anémone et l’ancolie
La Chanson d'automne de Verlaine en strophes de 3+4+4+3+4+4 syllabes :
Feuille morte
pareille à la
chanson delà,
tout me porte
au vent mauvais
et je m’en vais.Et je pleure
les jours anciens,
et m’en souviens
à chaque heure,
effroi fréquent,
tout suffocant.Monotone,
une langueur
blesse mon cœur,
c’est l’automne
des violons
aux sanglots longs.
Deux comptines...
Pour l’amour de Dieu
Ouvre-moi ta porte
Je n’ai plus de feu
Ma chandelle est mortePour écrire un mot
Prête-moi ta plume
Mon ami Pierrot
Au clair de la lune
Qui va l’étable ouvrir ?
Ta mère et ta sœur Anne :
tiens tu les vois venir !
Voici notre cabane
à ma droite en marchant.
Prends un abri bergère :
il roule en approchant,
l’entends-tu, le tonnerre ?Voici l’éclair qui luit,
voici venir l’orage.
L’eau qui tombe à grand bruit
s’entend sous le feuillage.
Bergère vite allons,
allons sous ma chaumière !
Rentre tes blancs moutons,
il pleut, il pleut bergère !
Robert Rapilly,
lundi 1 septembre 2025
[In Vrac] un commentaire
- aucun trackback