Le blogue de Robert Rapilly

Tόtos

Hipparchia la pédagogue sourit. À l'improviste et un coin de rue du Métroon, elle revoit un ancien élève, jeune adulte à présent. On pourrait croire leur rencontre le fruit du hasard. Il n'en est rien : Hipparchia croise Tόtos pour inventer une suite à ce que vous êtes en train de lire.


Elle lui tend la main l'instant d'une poignée et se rappelle les actes de l'écolier : gracieux et paradoxal (rude à la tâche, il recommandait néanmoins à ses condisciples : ne travaillez jamais), il l'a contrainte à chercher quoi que ce soit en des directions nouvelles, à réorganiser son expérience de pédagogue au regard de circonstances surprenantes. Il fut son auditeur, un peu son maître. Elle en apprit qu'apprendre fonctionne à double sens ; autrement dit, à lui et de lui elle apprit.

Aux yeux de tout élève normalement soumis, la leçon passe pour l'opaque objet d'un respect définitif. Tόtos, au contraire, a entraîné Hipparchia dans un système de pédagogie inachevée, actualisée à chaque instant.

Tout progrès s'y construit contre une connaissance antérieure. L'humain, maître ou élève, quitte sa condition d'être passif à qui la leçon dicte sa loi. Réciproquement, la discipline étudiée n'est plus un substrat inerte. La science, l'étudiant : chacun se développe au contact de l'autre.

Hipparchia suppose que, quand on s'associera pour étudier, la concurrence - c'est-à-dire l'égoïsme - ne régnera plus dans la quête de connaissances. L'on s'empressera de partager les moindres observations, pour peu qu'elles soient nouvelles, en ajoutant : je ne sais pas le reste.

Et foin des académies ! Hipparchia pressent des potentialités vertigineuses dans les arts et les sciences. Hasardée dans une voie aussi insolite, bien souvent des difficultés se présentent qu'elle ne peut vaincre. Couramment on l'entend dire : je ne sais pas. Un auditoire scolastique ne manquera pas d'y trouver à rire ! Malheureusement, on ne se doute pas qu'un pédagogue ne nuit jamais tant à ses auditeurs que quand il dissimule une difficulté. Mais s'il œuvre en conscience, il conduira ses élèves aux limites de son propre savoir ; leur dévoilera l'étendue de son ignorance ; les aura équipés d'un attirail philosophique et poétique ; éprouvera de l'orgueil à les voir devenir meilleurs que lui.

Pareille règle négociée entre Hipparchia et ses auditeurs prélude à un vaste jeu de civilités.

Chacun s'y impose une radicale vertu.

« Mes enfants, lorsque je vous livre ma pensée, elle ne m'échappe pas. Cette action me fait souvenir de ma force que j'oublie à toute heure. Je m'instruis à proportion de ma pensée enchaînée. Je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant. »


Tόtos a lu la correspondance d'Évariste Galois, les Poésies d'Isidore Ducasse, quelques propos de Jean Piaget.

Le plus court chemin du bonheur

Drame en 3 actes

PERSONNAGES
Hipparchia la pédagogue
Alexandre le roi
Xéniade l'ombre du roi
Diogène le cynique


ACTE PREMIER

Scène première - Hipparchia.
HIPPARCHIA.
Où et quand ? Posons le décor du Métroon et la question du logement aujourd'hui, vers 333 av. J.-C. : Diogène a écrit afin qu'on lui indiquât une petite maison ; comme on tardait à lui répondre (1), il a pris pour demeure le tonneau que voilà. Mais, à ce qu'on dit, il trouve grâce devant Alexandre. Sur simple demande, il pourrait jouir d’une villa, d'un palais, d’un empire ! Attendons : voici le roi qui passe. Action !

Scène II - Alexandre, Diogène.
ALEXANDRE, pour lui-même.
Si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène !
(Il s'approche de Diogène qui somnole au soleil.)
Je suis Alexandre le grand roi.

DIOGÈNE, ouvrant l’œil.
Et moi, je suis Diogène le chien. Moins qu'un chien. Beneath the underdog. Yes, sir.

ALEXANDRE.
?

DIOGÈNE.

!

ALEXANDRE.


DIOGÈNE.
Nous n'avons rien à nous que le temps, dont jouissent ceux mêmes qui n'ont point de demeure. Nous vivons pour marcher sur la tête des rois.

(Rideau)

ACTE II

Rien n'arrivera à l'acte II.
L'écoulement du temps s'est figé. Les 3 personnages de l'acte premier gardent leur pose : Hipparchia observe Alexandre, vertical et sans voix face à l'indolence assise de Diogène.
Passe le spectral Xéniade, qui flotte dans le Métroon à la recherche d'Alexandre.

Scène zéro - Xéniade.
XÉNIADE, comme habité par Niccolò Machiavelli.
Et qui devient seigneur d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu'il s'attende d'être détruit par elle, parce qu'elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s'oublieront jamais. Et pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoie, si ce n'est d'en chasser ou d'en disperser les habitants, ils n'oublieront point ce nom ni ces coutumes.

(Rideau)

ACTE III

Scène première - Alexandre, Diogène, Xéniade.
ALEXANDRE.


DIOGÈNE.
Tu ne sais plus parler sinon pour condescendre ? Hormis l'alexandrin, qu'entends-tu, z'Alexandre ?

ALEXANDRE, prenant Xéniade à témoin en désignant du doigt Diogène.
Qu’il me demande ce qu’il veut, lors il l'aura !

XÉNIADE, réprobateur.
Mais…

DIOGÈNE, fixant Alexandre à contre-jour.
Ôte-toi de mon soleil.

Scène II - Hipparchia.
HIPPARCHIA.
Etc.

(à suivre)

(1) Rapporté tel quel par Diogène Laërce dans "Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres".

Un chien céleste

I -
L'huissier en livrée tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hôtel du gouverneur tourne sur ses gonds. Alexandre arpente la cour parsemée de sable fin et franchit les degrés du perron. Une fanfare étincelante entonne l'hymne insurrectionnel qui rallia les pères fondateurs de l'ordre politique présent. À droite et à gauche, deux alignements de gardes impassibles présentent les armes à celui qui incarne la puissance de la cité. L'assemblée massée derrière la haie d'honneur reprend en chœur le refrain de la glorieuse marche, exhalant des vapeurs d’anis à l’hémoglobine.

Alexandre pénètre dans un hall bâti à la mesure de sa supposée grandeur, vestibule cyclopéen dont l’ordonnancement impeccable vise à susciter l'adhésion extatique de visiteurs déjà émus par le mystère outré de la réverbération acoustique et bientôt en transe devant l’échelle titanesque de l'ombre du gouverneur, auguste silhouette qui, projetée en contre-plongée au bout de la perspective dallée non pas en stuc ripolin mais en marbre cipolin, balaie au loin la muraille granitique striée de pilastres, jusqu'à s'envoler entre les nervures de la voûte par les cristaux indigo d’une verrière zénithale vertigineuse au point qu’on s’en tiendra là, car le temps vient de poser son point final à cette phrase.

II -
Il y a ce soir gala de soutien à l'insertion des misérables, bien qu'alentour nul ne le semble, misérable. Au contraire, céans se pressent des huiles. Le premier rang se dispute chèrement entre la fine fleur des managers d'insertion et d'intégration, la crème de l'accompagnement social, le tout-gratin de la charité et pléthore d'agents attachés aux dispositifs, mesures, plates-formes, plans, politiques et autres programmes supposés accommoder sans heurt la force des choses et la survie des gens.

Tiens ! en voici quand même un, de misérable : Johnny Guitar, emmené au cachot par les hommes de la milice. Il s'était glissé parmi les invités, précipité au buffet, avait mangé, bu son soûl, empoché un peu d'argenterie estampillée “chose publique” : une cuiller, une fourchette, un couteau.

« Ben ouais ! je n'd'avos pus à m'baraque, et même y avot gravé sur ches couverts eune devisse prônant :
1/ l'contraire de l'captifité ou de l'soumission,
2/ eune distribution équitape des biens et avantaches,
3/ l'sentiment profond qu'un lien devrot unir les mempes de l'famille humaine. »

L'explication n'a pas convaincu la milice. Menotté, le hère a honte. « Je suis un honnête homme ! » Sincère. L'arrestation s'est déroulée dans l'indifférence des témoins. Durera-ce ?

Non, forcément non. À l'instant où les vigiles poussent leur prisonnier à l'extérieur du palais, ils croisent un couple d'amis peu communs : Hipparchia la pédagogue et Diogène l'sdf, invités au gala de l'insertion, l'une comme professionnelle, l'autre comme spécimen.

« Halte-là ! dit le spécimen…

III -
… De grands voleurs en ont fait ramasser un petit, dirait-on ! »

Celui qui a parlé fait un moment obstacle à la bonne marche de la patrouille. Il chuchote au chapardeur : « compagnon d'infortune, mangeons et buvons dans notre main ; consommons moins, nous vivrons plus. » Diogène désigne aux hommes de la milice la poche du larron, d'où dépasse une queue de hareng nouée à un long bout de ficelle.

« Permettez, messieurs les séides : je libère au moins le poisson ! Quant au va-nu-pieds que vous tenez prisonnier, sachez qu’il est mon camarade. Ce matin, nous promenions ensemble cet animal en laisse. À présent, écouterez-vous la harangue du hareng ? Pensionnaire du monde du silence, il me sert, avec je ne sais quoi de sel, à faire taire les foules. La preuve ? »

Les vigiles n'en ont cure, reprennent leur marche forcée.

IV -
Hipparchia appelle le prisonnier qu'on éloigne. Apprendre l'espoir infime, chanter quoi qu’il arrive : l'espoir luit comme un brin de paille dans la geôle.

Les yeux ahuris de l'homme fixent l'image de celle qui lui parle : elle fuit, elle fuit comme un fantôme qui, ayant donné quelque espèce de contentement pendant qu'il demeurait, ne laisse en disparaissant que du trouble. C'est là où l'on croit entendre, cependant, que nos os se consumeront ensevelis dans les champs d'Ilion pour une entreprise inachevée. Un voile soudain a terni le regard chaviré du larron. Notre vie est un voyage. Dans l'hiver et dans la nuit, nous cherchons notre chemin.

« Wee few, we happy few, we band of brothers. Quelques-uns qui t'attendrons, quelques-uns qui… » Hipparchia sanglote. Entend-il encore ? Comment ramener la réalité du voyage, de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens ? Le monde est fait pour aboutir à un beau livre.

V -
L'ange de pureté Diogène fend la foule. Nul n'accorde d'attention à son courroux muet. Du vin brut mousse dans les flûtes. Ceux qui devisent sont des gens du monde. Ici, la haine est mâtinée de courtoisie. L'ivresse veut avoir de la classe. Entre agents et cadres attachés aux dispositifs, mesures, plates-formes, plans, politiques etc., l'on s'applique, bruyamment un peu, à prouver que l'on est un homme d'esprit, c'est-à-dire quoi au juste ?

Inventaire des propos perçus par le moraliste à mesure qu'il traverse le raout :
« ...
l'insertion il y a gros en jeu
...
une officine de placement d'indigents
fonds sociaux
fonds du négoce
l’argent n’a pas d’odeur
des flux
du stock
du chiffre
...
impose tes mœurs
affiche un paternalisme arrogant
sers-toi de l'or et de la peur
achète
chasse
fais taire
...
l'expérience du mépris et de la réussite du mépris
c'est ça l'économie
l'enrégimentation
...
il faut faire aimer comment nous dirigeons
vous avez tout à fait raison
je suis tout à fait d'accord avec vous
...
respecter mes engagements ? ha ! ha ! ha !
...
il baisse
vous ne trouvez pas ?
nul n'est à l'abri
...
l'objet des bureaux
de logement ou d'action sociale ou de formation ou d'emploi ou de santé
ça n'est
ni logement ni l'action sociale ni la formation ni l'emploi ni la santé
c'est de croître puis d’annexer le bureau voisin
...
à qui croyez-vous que ça profite
les dispositifs et mesures et plates-formes et plans et politiques et autres programmes ?
...
nos bureaux survivent à tout
même aux gouverneurs
la continuité s'y réfugie
...
ni vu ni connu
ça ne mange pas de pain
un peu de caviar ?
... »

VI -
« Bon appétit, messieurs ! »

Diogène a forcé le cordon de sécurité qui tient le monde à distance du gouverneur. Dans le no man's land séparant Alexandre de ses supporters, il tire le hareng au bout de la ficelle. « Mince, pense-t-il, je venais juste pour manger, et voilà que je fais de l'esclandre !” Sauf lui, qui déambule, et son poisson couché - tous 2 n'ont cure du protocole -, le reste de l'assemblée demeure comme médusé. Silence de surprise et d'inquiétude. Diogène s'est arrêté tout près du gouverneur et lui tourne le dos.

Pendant que la foule découvre un Alexandre ramené à sa stricte échelle humaine, l'sdf invente une conférence de presse sur ce qui nous choque et nous courbe si souverainement. Il gueule, bon sang.

VII -
Crûment, la conférence a effacé du lieu ses effets de majesté, dénoncé l’artifice des lambris ; la bâtisse hors d'échelle ferait plutôt hausser les épaules de pitié.

Personne n'a vu où ni quand, Alexandre s'est éclipsé drapé dans sa fierté solitaire. C'est Diogène qui force le respect à présent. « Des questions, messieurs dames ? » Pas de question.

Les agents attachés aux dispositifs, mesures, plates-formes, plans, politiques et autres programmes d'insertion, d'intégration et d'accompagnement social s'écartent par où passe l'orateur. Diogène quitte le palais. Hipparchia doit presser le pas pour le suivre.

« Tu es vieux, repose-toi !
- Si j'étais coureur de fond autour du stade, près de l'arrivée, me crierais-tu de ralentir, ou plutôt de sprinter à toutes jambes ? Au long de l'exil, j'ai appris à aimer la course ; je m'en suis servi pour accorder aux rythmes du corps ceux de l'esprit qui raisonne. Heureux voyageur, ma mauvaise mine m’a sauvé de la gueule des loups. Chère Hipparchia ! (l'anachorète s'arrête et murmure) s'il cesse de battre, enterre mon cœur au Métroon. »

ÉPILOGUE -
« Zut !
- Quoi ?
- On a oublié de manger, mais (fouillant dans sa poche, Diogène en tire une ficelle puis…) partageons ce hareng ! Ha ! ha ! ha! »

Hipparchia et Diogène se bidonnent, se boyautent, se dilatent la rate, se fendent la pipe, se gondolent, se poilent, se tordent comme des baleines, comme des bossus, aux éclats, aux larmes, à en pleurer, à en mourir. Pas vous ? On a beau dire : parfois, ça vaut un bon bifteck.

Avions

La contrainte dite de l’avion est due à Michelle Grangaud
(avion est l'abréviation du mot abréviation)

Regardez, écoutez : oeil est avion d'oreille

Adverbe avéré
sur les ondes on entend souvent blablater « vraiment »
aveu d'un prétendu vrai qui ment ?

France est avion de souffrance
d'où jaillissent encore source et soufre
aïe ! crashent mes aïeux

Le car à l'aube, la table à encrier nacré
un cartable contient une journée d'écolier

Éole s'envole de l'école

Autobiografil

Nous sommes les citoyens de la logosphère (Gaston Bachelard à propos de radiophonie - La Nef 73-74, février-mars 1951)

En 2007, toute la terre est occupée à s’imprégner de simulacres télévisés, téléphonés, encodés. Aucune Muraille de Chine ne résiste à google, clé omnipotente. Rien ici ou là qui ne puisse dans la seconde franchir océans et continents. Aussitôt advenu tout sera connu, répertorié, normalisé, banal… Tout ? Non ! À l’écart de la planète enrégimentée, des villages singuliers résistent encore et toujours à la normalisation. Et la vie retrouve sel et sens pour qui rencontre les Irréductibles parmi nos semblables.

La musique, fade poudre instantanée, s’est-elle dissoute dans l’onde électromagnétique universelle ? Pas toute la musique ! se réjouissent les auditeurs de Joane Hétu, chanteuse et saxophoniste québécoise. On fait l’expérience d’une émotion brute, fondamentale en assistant à son interprétation de Filature avec l’Ensemble SuperMusique.

Filature transpose sur scène le passé de tisserande de Joane Hétu, en 3 actes qui filent la métaphore : la Chaîne (5 hommes), la Trame (5 femmes), le Motif (orchestre complet… et public ébahi à Victoriaville en mai). Contre-chant de virtuose sobriété, la vidéo de Pierre Hébert pare en direct les sons de Hétu, Auclair, Del Fabbro, Gignac, Guilbeault, Labrosse, Palardy, Tanguay, Venba et de l’ange oumupien Jean Derome.

Billet repris d'une chronique d'Yvan Maurage (alias mézigue) dans les Nouvelles d'Archimède n° 46

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