Le blogue de Robert Rapilly

Hôpital Silence

Approches de quoi ? est l'introduction à l'infra-ordinaire (Seuil 1989). Georges Perec : Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

Nicolas Frize, compositeur, apporte des réponses d'impeccable justesse au questionnement de Perec, par un collectage de sons suivant les techniques de la musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry. Les matériaux proviennent pour beaucoup des lieux de travail, usine Renault, Hôpital de Saint-Denis (1), poste de Marseille, etc. Son attention peut s'arrêter sur un rituel comme la bise du matin entre collègues de bureau, interroger quoi que ce soit de nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. L'effet en est de nous sortir de l'anesthésie quand - Perec encore l'écrit - nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Comme si l’ouïe, sens relégué, nous rendait la vue.

(1) Hôpital Silence ? Les enregistrements de Nicolas Frize révèlent que seul le malade obéit à l'injonction. Des kilomètres de bande magnétique attestent du vacarme perpétuel des portes, chariots, paroles de soignants (les plus surpris en se réécoutant) ; à l'hôpital, il n'y a que les patients qui se taisent. Exception, les unités de soins palliatifs où tout est feutré par effet de morphine et de moquette aux murs. Eh bien là, les pensionnaires regrettent qu'on leur parle tout bas, y compris la famille, et demandent qu'on ouvre leur porte de chambre. Simple réconfort d'entendre la vie dehors.

Substitutions

Voir moins loin qu’au bout d'une épître
Gibet à tout bout de méchants
Pas de quoi fouetter un chapitre
Que Villon prît la clé des gens

Ventre affamé n’a point d’oseille
L'appétit vient ne mangeant guère
Bien non acquis point ne profite
La farce cachait de la thune

Variante isocèle (chaque vers compte 42 caractères, symboles ou espaces) :

À Villon l’appétit vint en ne mangeant pas
Ni plus que de la thune il vît face cachée
Racaille qui mordrait par l’odeur alléchée
Ventre affamé n’a point d’oseille ni repas

À bien mourir chacun doit tendre
À ne point mourir vivre serait dur

Substitutions dans des locutions populaires et des proverbes ;
Brassens en cause .

Free Burma

Érika Thomas, Brésilienne née en 1964 au moment d'un coup d'état militaire, a vécu son enfance en dictature. Comment se détacher aujourd'hui du fardeau des deuils, exils, humiliations, dénis grimés en amnistie au nom d'une prioritaire « réconciliation nationale » ?

Les affiches urbaines et le cinéma agit'prop c'était bien, mais plus personne à peu près n'y prête attention. Alors, malicieusement, Érika Thomas accapare les poncifs de la vulgarité médiatique, les détourne.

Sous forme d'affiches dazibaos collées la nuit plusieurs mois durant, un feuilleton a déroulé chaque quinzaine à Lille et Paris une intrigue policière : enquête sur le meurtre d'un tortionnaire latino-américain exilé en France. Fiction vraisemblable, qui fait mouche. Le fait divers inventé accroche l’œil, dès lors à l'affût du texte et du détail, comme après un placard de Détective. Transparaît en filigrane la vérité de la dictature.

Aux affiches nocturnes répond le contrepoint de petits films : L’affaire Hugo Babelli et Nature morte. Je les ai vus hier soir. Ils sont fabriqués selon la prescription du cinéaste brésilien Glauber Rocha : pour faire un film, il suffit d'avoir une idée en tête et une caméra à la main. Peut-être les moins coûteux de l'histoire du cinéma, mais de redoutable efficacité. Les acteurs sont les collègues de travail d'Érika Thomas, au Centre d'Information et d'Orientation de Roubaix ; hé hé, soudain une équipe de collègues fait société, authentiquement.

Les fictions filmées ne sont entrecoupées que d'infimes secondes d'actualités en noir et blanc sous la dictature. Aux antipodes de l'obscénité médiatique contemporaine, l'économie d'images doue de fulgurance les souffrances entrevues.

Ce que j’en écris ne soulagera pas la Birmanie, mais peut-être l’exemple d’Érika Thomas aidera-t-il un jour des enfants birmans exilés à régler leurs comptes avec la junte.

La poésie doit avoir pour but la vérité pratique*. Voici un autre feuilleton possible, plus incisif que l’anathème de convenance : pourquoi, flèche pointée au cœur, ne pas raviver - mettons chaque mois - l'infime braise d'humanité encore en ces dictateurs au moyen d’un livre dédicacé ? Cf. Yann Martel et d’autres en France.

(*) Ducasse, Poésies II

Sonnet invisible

D'après Italo Calvino ; voir Diomira chez Zazie Mode d'Emploi.



De là, suivant trois jours le fil oriental,
l’homme accède à la ville aux coupoles ventrues
que barde un argent clair idem l’étain des rues ;
tout luit, les dieux d’airain, le théâtre en cristal...

Un coq en or, campé sur sa tour piédestal,
charrie une antienne où remonte par crues
le malstrom des cités et grâces disparues :
souviens-toi de septembre ô Voyageur mental !

Quand le jour raccourcit, des lampes en série
chamarrent le feston dessus la friterie ;
tantôt d’une terrasse une femme criera

Hou ! Les sens pointeront l’heure présente, cible
encadrant ce bonheur de soirée invisible
qu’ils ont déjà vécue avant Diomira.



Cœurs (cf. Roubaud & quatrains sentimentaux de Pibrac)

Mon cœur est la ville invisible
Sise trois jours vers le levant
Le trait qui l'a prise pour cible
Par le khamsin suivra le vent

Mon cœur d'or fait le coq et chante
Les heures en haut d'une tour
Combien de minutes soixante
Pour qu'il entonne son retour

Mon cœur brûle un soir de septembre
Phénix au crépuscule prompt
Soleil fossile il dore l'ambre
Rai quand les jours raccourciront

Mon cœur d'argent fut la coupole
Plein cintre au théâtre en cristal
Pavé d'étain c'est la rigole
Où coule un pleur sentimental

Mon cœur sort d’une friterie
Cornet comble de souvenirs
En terrasse une femme crie
Hou ! bonheur datant des menhirs

Mon cœur de bronze est la statue
Dont l'homme connaît la beauté
Dans d'autres villes il l'a vue
Diomira la déité



Sélénets

Au levant les hommes
Marcheront trois jours
Vers soixante dômes
D'argent et des tours

Un coq en or chante
Là-haut le matin
Voix réverbérante
Sur pavé d’étain
_

Cristallin théâtre
Et force des dieux
De bronze et d’albâtre
S’honorent les lieux

Chaque enseigne allume
Ses mots expressifs
Au clair de la lune
Clignent fish & chips
_

Les soirs de septembre
À Diomira
C'est bonheur d'entendre
Celle qui criera

Hou ! d’une terrasse
À l’heure où l’on sent
L’ancestrale trace
Dans l’instant présent

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