Le blogue de Robert Rapilly

La Jardinière a lu « Mort d’un jardinier » de Lucien Suel



Reçu un billet de la Jardinière, lectrice sans répit...

Tu sors de la maison, tu vois sur le trottoir et dans le caniveau de l’huile de vidange, le sable qui la recouvre, devant toi l’école jaune, le grand HLM de brique, le lierre sur le mur du garage, un enfant casqué à vélo, ombre et soleil, air imbibé de gazole, tu longes la grille verte de l’ancien jardin sans nom baptisé alors Jardingue ensuite Bizardin, tu vois l’églantier squelettique, mais qui débordera de la clôture en mai, toutes ces herbes gelées, tu aspires à ce printemps qui dort dans le froid de janvier, tu sens déjà le parfum du seringat, le jasmin des poètes, mais tu ne t’arrêtes pas, tu vas aux « Escales hivernales », salon où Lucien Suel présente son bouquin « Mort d’un jardinier », ça te branche le jardin c’est ton truc ; retour à la maison, tu entres dans ces pages qui te parlent de la terre, des arbres, des graines qui lèvent, « tes pieds s’enfoncent dans l’humus de feuilles mortes et d’herbes couchées (…) un geai braille, éclair bleu (…), comme une vache tu te frottes le dos au tronc lisse d’un frêne, tu es seul dans le bois loin des affaires de la finance et de la mécanique » ; mais à la page 47 le jardinier tombe parmi les bûches qu’il est en train de fendre, terrassé par un infarctus ; déferlement d’images issues des sensations de l’homme en train de mourir, cataracte tourbillon déluge flashs délires hallucinations ça se bouscule, pas de belles phrases trop lisses pas de points ni majuscules que des virgules et parfois même pas « tu cours vers le pied de l’arc-en-ciel, tu n’as jamais su si le trésor y était caché, aujourd’hui tu n’as jamais été aussi près de le savoir, les sept couleurs papillonnent devant tes paupières fermées, tu es dans le train du mystère, tu avances dans un vacarme effrayant entre les parois qui se resserrent, le stroboscope coloré fait place à des jets d’étincelles bleues, le voltage faiblit, l’arc électrique fait trembler les vitres de la véranda… » ; tu ne peux plus lâcher ce livre, tu as quitté l’univers du jardin, l’effort, la sueur, le combat avec le végétal, le savoir-faire du jardinier, la précision des gestes, les mésanges à longue queue, les premières laitues, tu navigues à toute vitesse avec étonnement et délice dans les sensations, tout ce qui est du corps, de la maison, de la terre, de l’histoire singulière d’un homme, les odeurs, les bruits, une vie défile dans le désordre des souvenirs, la recette de la carbonade, Buck Danny, une plage de la mer Egée, les trompettes des « quatre anges » Don Cherry, Louis Armstrong, Miles Davis, Dizzy Gillespie ; tu arrives à la fin, tu sais qu’il va mourir, tu le redoutes, ça y est « à un mètre de ton corps abandonné, la terre se soulève légèrement en un point précis, le sol se déforme, (…) là-dessous une taupe noire et lustrée pousse de toutes ses forces pour déblayer sa galerie, le vent caresse ton visage détendu, (…) une colonne de fourmis noires escalade ta bottine droite… » ; tu ne peux pas t’arracher, tu retournes en arrière « quand tu es dans le jardin, tu considères les saisons comme les chapitres d’un livre familier que tu relis régulièrement, chaque année tu écris de nouvelles pages dans la terre du jardin, tu rédiges des brouillons successifs, tu élagues, tu mets au propre, tu relis tu déchires, tu chiffonnes des boules de papier, tu jettes au fumier, tu recommences, l’écriture te nourrit, tu rédiges les versets de la terre… » ; tu reposes le livre du poète jardinier à ton chevet, parmi ceux que tu garderas ah ça oui.




Harpo Étoc

Extrait d'un traité de prosodie par le contre-exemple. Harpo Étoc y commet une faute par vers, celle-là même fustigée ; la trouverez-vous ?

    (...)
    Flash-back pour restaurer un vers de pur français,
    quand consonne finale aèdes prononçaient.
    Pas de césure épique, quelque sujet qu'on traite,
    non plus que d'e caduc, bévue certes discrète
5   autant que l'hiatus ou autres traîtres maux !
    L'interne rime est crime, elle grime ses mots ;
    or, la rime alternée accorde clair son luth,
    ça la plus préservons jamais d'anacoluthe.
    À bas l'alexandrin dont la mesure y varie,
10  vive l'hémistiche accolé de symétrie !
    Accentuons la rime, en chassons le mot qui
    soit outil, ou raccord fait vite à la Mocky.
    L'étymologie oit fière diérèse,
    elle damne l'ouvrier d'inique synérèse...
15  L'Azur ! l'Azur ! l'Azur ne hante plagiat
    ni répétition, fade auto-plagiat !
    (...)


Examiner les règles de prosodie classique ? D'accord, pourvu que finalement nous écrivions comme il nous plaira : en respectant le code, en l'enfreignant, en l'ignorant si tel est notre bon plaisir. Corrigé ci-dessous vers par vers.

V. 1 : un mot anglais.
V. 2 : « prononçaient » après « français » ne sacrifie pas à la liaison supposée.
V. 3 : « ... épiqu(e), quelque... » est une césure épique ; l'e central s'y élide devant consonne.
V. 4 : « bévue certes » compte un e caduc (u voyelle + e muet + s consonne).
V. 5 : « ou autres » fait hiatus.
V. 6 : « L'interne rime est crime où l'on brime les mots ».
V. 7 : « luth », rime masculine (sans e muet), tombe après « maux / mots », autre rime masculine.
V. 8 : ça tombe sous le comprenne qui voudra.
V. 9 : vers de 13 syllabes.
V. 10 : alexandrin asymétrique en 5 / 7 syllabes.
V. 11 : « qui », mot outil au milieu d'une phrase.
V. 12 : rime opportuniste (c'est tombé par hasard sur Mocky, qu'il m'excuse).
V. 13 : « fière » vient d'un radical latin monosyllabe ; classiquement ne saurait se diviser en fi-ère.
V. 14 : « ou-vrier » imprononçable.
V. 15 : plagiat de Mallarmé.
V. 16 : répétition du mot « plagiat ».

Tripoteuse de style

1 - V.O.

La tripoteuse de tête est rentrée de vacances. On se revoit donc, dans le moelleux de son cabinet. Tout est doux chez elle, les tapis, le fauteuil, son sourire, ses yeux. Pas sa voix. Elle a le phrasé râpeux. Toujours au bord de la quinte de toux.

2 - Contrepèteries

La tripe t'ose de traite enterrée : que d'avances ! On veut ce roi donc, dans le loué meuh de son bac inné. Tout est chou des ailes : l’œuf, ta pile et Auteuil, Cicéron, roues essieux, vape à soie... Et là l’heureux Zappa frais. Tout court, aux torts de la junte debout.

3 - Assonances

La tricoteuse de crêtes est ancrée de latences. On se reboit donc, dans le milieu de son satiné. Tout est flou chez elle, les tamis, l’écureuil, son soupir, ses vieux. Pas sa noix. Elle l’a écrasée : affreux. Toujours au port de la pinte, debout.

La transporteuse de bêtes est enflée des bacchantes. On se reploie donc, dans le moyeu de son barillet. Tout est mou chez elle, les taxis, le faux deuil, son sabir, l’essieu. Pas sa poix. Elle a le français aphteux. Toujours au fort de l’absinthe de boue.

L’asticoteuse de prêtres fait en vrai des avances. On se reçoit donc, dans le soyeux de son praliné. Tout est goût chez elle, les papys, le bourgueil, son saphir, ses dieux. Pas sa foi. Elle a les Ave baveux. Toujours au chlore, de la crainte de poux.

4 - Mots mélangés

La tripoteuse de toux est rentrée de tapis. On est donc dans le moelleux de son phrasé. Tout se revoit râpeux chez elle, les vacances, le bord, sa quinte, ses yeux. Pas son sourire. Elle a le cabinet doux. Toujours au fauteuil de la voix de tête.

5 - En vers & contre toux

Tripoteuse de tête, interromps tes vacances !
Trop j’aspire au moelleux de ton cabinet doux.
La laine des tapis, le fauteuil, les fragrances,
ton sourire et tes yeux envoûtent mes dégoûts.

De l’Eden en enfers me charrieront des transes...
Que tantôt m’épouvante un éclair dont les coups
résonnent dans ta voix ! Qu’hoquètent tes séquences
grumeleuses au bord de la quinte de toux !

Lipogrammes

Oups, ça fait bizarre, non ? Avant, il me parlait de mon succès assuré en amour, de mon impatience coupable au travail, de mes relations sociales asymétriques et là, une citation sur les gens qui se croyaient indispensables.

Hep, ce semble excentré, yes ? Elle me révèle ce précédent : règne de tendresse, je régente les sens ; certes, elle répète mes empressements délétères & dépense d’ergs, mes entregents de jet-set en S.D.F.… et me jette brève sentence : tels mecs se rêvent l’essence et le sel de cette Terre.

Glups, ça fait original, oui ? Avant, il m’octroyait un sûr profit d’amours, un prurit fautif au turbin, plus un aplomb social impair... puis, là, il cita un dicton d'un public s’y croyant primordial.

7 coups de blues

Lundi, je fus pris d’un grand coup de blues. Alors je suis allé faire un tour du côté de mes balades adolescentes.

Mardi, je fus touché d’un grave accès de bourdon. Après quoi je me suis absenté, en excursion non loin de mes flâneries juvéniles.

Mercredi, je fus gagné d’une éminente attaque de cafard. Subséquemment, je suis parti en pèlerinage dans le coin de mes promenades originelles.

Jeudi, je fus saisi d’une ample bouffée d’hypocondrie. Ensuite, je me suis esquivé pour une marche suivant mes périples d'antan.

Vendredi, je fus frappé d’une haute crise de mélancolie. Or donc, j'ai filé en tournée après mes randonnées enfantines.

Samedi, je fus troublé d’un sérieux souffle de nostalgie. Par conséquent, je me suis éclipsé en virée dans le sillon de mes courses initiales.

Dimanche, je fus envahi d’une tragique vapeur de spleen. Aussi ai-je disparu dans la trace de mes fugues primitives.



Anagrammes successives (sauf accents) de « lundi je fus pris d’un grand coup de blues », de « alors je suis allé faire un tour » et de « du côté de mes balades adolescentes » :

Jubé, fucus, pudding nullard... dépression !
Son fléau joueur tressaillira
dédoublement : soldat cassé, aède clos.



« Lundi, je fus pris d’un grand coup de blues. Alors je suis allé faire un tour du côté de mes balades adolescentes ». Les mêmes mots rangés en vers hexasyllabes :

Allé fus-je d’un coup ?
Pris-je un tour de côté ?
Suis mes adolescentes
balades de lundi !
Faire alors du grand blues...

Des cheveux tombent des balcons

Et si - je me disais l’autre jour après avoir entendu une programmation musicale appropriée - et si la femme des yeux revolver (Marc Lavoine) et la femme libérée (Cookie Dinger) étaient une seule et même personne ? Je me rends compte que ça coïnciderait avec la Jardinière.

Libérée oui, revolver braqué sur les canons de la prosodie, et qui chante sans façons :

Jardin des Plantes souffle rap
petits oiseaux aux graminées
coup de patte de gros minet
le vent les arrache par grappes

À l’aune de la Jardinière, la poésie se vit, se sent, se voit, se compare, se dit très bien dans le mot générique. Zéro fioriture, une rafale et n'en parlons plus. Posons la sensation d’éponge qu’on presse dans la gorge lorsque l’enfant s’embarque pour Québec :

ce transport en commun
d’elle et moi souvenir
quelque jour revienne un
tramway nommé désir

Dès le lendemain, son vivace entendement - qui ne pleurniche jamais - emploiera bouger et non frémir, vaciller, osciller, tanguer ou frissonner quand, filtrant l’aube fenêtre entr’ouverte, bougera le rideau de la chambre, rythme inégal d’une respiration fantomatique. Et qu'elle lise « filtrant l’aube fenêtre entr’ouverte, bougera le rideau de la chambre, rythme inégal d’une respiration fantomatique », elle m'en flinguera aussitôt le style :
- Il n'y a pas de fantôme après le rideau qui bouge. Tu écris ampoulé, Bbt.
- Pas ampoulé, sous la contrainte.
- Voilà le mot : contraint !

L'œil vise juste. À deux pas de là, elle fera tomber et non pleuvoir, onduler, planer ou choir le fer forgé de la rue des Écoles à Paris, ligne de mire avec « comme des cheveux qui tombent des balcons ».

Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

Écoutez la chanson bien douce

Lipogramme : traduction de « Écoutez la chanson bien douce » de Paul Verlaine sans la lettre E.
Alternance embrassée de rimes vocaliques et consonantiques.

Oyons l’air doux dont la chanson
sanglota pour ton bon plaisir :
courant qui, subtil à bondir,
sur un fucus glissa frisson !

Jadis on a connu la voix
qu’aujourd’hui l'hiatus au cri sourd
taira dans un chagrin trop lourd.
Pourtant, sous son litham tu vois

ondulation aux tissus :
un palpitant grain automnal
masqua puis, donnant clair signal,
fusa, star à rayons diffus !

La voix m'a dit, qui nous convainc,
qu’onction abolît hasard :
un courroux conduit au brouillard ;
or, tout a fui quand mort advînt.

Aussi ça causa du cossu,
autant d’aplomb qu’instant furtif,
où l’on unit d’or primitif
la paix au profit sans vaincu.

Abritons la voix qui dura
chant nuptial, naïfs accords ;
va, nul quatrain n’adoucit fors
plus qu’avoir fors qui sourira.

Qui l’affliction d’ingrats jougs
sans un bruit aura su souffrir,
par tornada sacra martyr !...
Oyons la chanson d’air tout doux.

Traduction opposée : E pour seule voyelle.
Alternance embrassée de rimes masculines vocaliques & féminines consonantiques.

Entendez en verve bercer
spleen et détresse ; j’en révère
l’ente réservée et légère :
herbe effervescente et verger.

Sentence chère de secrets,
le présent ébréché l’enferme,
femme de cendre et crêpe en berne.
Certes préservés, ses reflets

entre cernes de vêtement
tremblent, et le vent de septembre
recèle et révèle le centre
de legs réglé : l’éther ne ment.

Elle prêche - expert jet de dés -
zèle pénétré de clémence ;
germe véhément met semence
de nèfles chez les décédés.

Elle célèbre le respect
d'être en netteté : le temps presse ;
et se fête tendre kermesse,
emplette exempte de débet.

Recevez-le : ce verbe rend
l’effet de blême messe ensemble.
Pensez, tel remède est l'exemple :
dépêtre d’échec précédent !

Elle erre en gêne, fret lesté
de géhenne, décence et thrène.
De ses lettres le sens s’éprenne !...
Entendez en verve Léthé.

Ici une autre traduction du même poème.

L'an deux fois neuf

Vœux isocèles 1

À supposer que ménestrel tel Apis beugle
s’appellerait en hoquetant Rutebeuf bœuf

À supposer que flic incube une couleuvre
caducée avisé n'y tousserait qu’œuf keuf

À supposer qu’André Citroën cause deuche
deçà double chevron ânonnerait teuf-teuf

À supposer que vœu s’agrémente de zeugme
bégayerions-nous au gui l'an neuf & neuf



à Pirou ces jours-ci / le pommier et le gui


Vœux isocèles 2
 
va l’an huit
qui s’enfuit
or l’an neuf
revient neuf


Vœux isocèles 3

en verlan flic est keuf
faix d’or lire d’Orphée
ça fait trop de trophée
si feu bleu brûle bluff

crawls d’inconsolé veuf
et grotte bien chauffée
ma boucle est décoiffée
souffle d’âne & de bœuf

nouveau-né sous la meuf
j’ois chœur du coryphée
les cris fous de la fée
au gui l’an neuf & neuf

Post-scriptum : les vers justifiés sont une invention de Lucien Suel.

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